2025-07-26

30 biais cognitifs qui nuisent à la pensée rationnelle



Qu'est-ce qu'un biais cognitif ?

Les biais cognitifs sont des formes de pensée qui représentent une déviation de la pensée logique ou rationnelle et qui ont tendance à être systématiquement utilisées dans diverses situations.

Ils constituent des façons rapides et intuitives de porter des jugements ou de prendre des décisions qui sont moins laborieuses qu'un raisonnement analytique qui tiendrait compte de toutes les informations pertinentes.

Ces processus de pensée rapide sont souvent utiles mais sont aussi à la base de jugements erronés typiques.

Le concept de biais cognitif a été introduit au début des années 1970 par les psychologues Daniel Kahneman (prix Nobel d'économie 2002) et Amos Tversky pour expliquer certaines tendances vers des décisions irrationnelles dans le domaine économique. Depuis, une multitude de biais intervenant dans plusieurs domaines ont été identifiés par la recherche en psychologie cognitive et sociale.

Certains biais s'expliquent par les ressources cognitives limitées (temps, informations, intérêt, capacités cognitives). Lorsque ces dernières sont insuffisantes pour réaliser l'analyse nécessaire à un jugement rationnel, des raccourcis cognitifs (appelés heuristiques) permettent de porter un jugement rapide.

D'autres biais reflètent l'intervention de facteurs motivationnels, émotionnels ou moraux ; par exemple, le désir de maintenir une image de soi positive ou d'éviter une dissonance cognitive (avoir deux croyances incompatibles) déplaisante.

Voici une liste de 30 biais cognitifs fréquents

Raisonnement et jugement

Le biais de confirmation
Le biais de confirmation est la tendance, très commune, à ne rechercher et ne prendre en considération que les informations qui confirment les croyances et à ignorer ou discréditer celles qui les contredisent.

Le biais de croyance
Le biais de croyance se produit quand le jugement sur la logique d'un argument est biaisé par la croyance en la vérité ou la fausseté de la conclusion. Ainsi, des erreurs de logique seront ignorées si la conclusion correspond aux croyances.

(Maintenir certaines croyances peut représenter une motivation très forte : lorsque des croyances sont menacées, le recours à des arguments non vérifiables augmente ; la désinformation, par exemple, mise sur la puissance des croyances : Pourquoi la désinformation fonctionne ?)

Le biais de représentativité
Le biais de représentativité est un raccourci mental qui consiste à porter un jugement à partir de quelques éléments qui ne sont pas nécessairement représentatifs.

L'illusion de fréquence
L'illusion de fréquence consiste, après avoir remarqué une chose une première fois, à avoir tendance à la remarquer plus souvent, ce qui conduit à croire qu'elle se produit plus fréquemment qu'auparavant.

Le biais du survivant
Le biais du survivant est une forme de biais de sélection consistant à surévaluer les chances de succès d'une initiative en concentrant l'attention sur les cas ayant réussi (les « survivants ») plutôt que des cas représentatifs. Par exemple, les gens qui ont réussi ont une visibilité plus importante, ce qui pousse les autres à surestimer leurs propres chances de succès.

L'illusion de corrélation
L'illusion de corrélation consiste à percevoir une relation entre deux événements non reliés ou encore à exagérer une relation qui est faible en réalité. Par exemple, l'association d'une caractéristique particulière chez une personne au fait qu'elle appartienne à un groupe particulier alors que la caractéristique n'a rien à voir avec le fait qu'elle appartienne à ce groupe.

L'illusion de savoir
L'illusion de savoir consiste à se fier à des croyances erronées pour appréhender une réalité et à ne pas chercher à recueillir d'autres informations. La situation est jugée à tort comme étant similaire à d'autres situations connues et la personne réagit de la façon habituelle. Ainsi, une personne pourra sous-exploiter les possibilités d'un nouvel appareil.

L'effet de vérité illusoire
L'effet de vérité illusoire (ou effet d'illusion de vérité) est la tendance à croire qu'une information est vraie après une exposition répétée.

Le biais de la disponibilité en mémoire
Le biais de la disponibilité en mémoire consiste à porter un jugement sur une probabilité selon la facilité avec laquelle des exemples viennent à l'esprit. Ce biais peut, par exemple, amener à prendre pour fréquent un événement récent.


Jugements sur soi et sur les autres

L'illusion positive
L'illusion positive est un optimisme irréaliste lié à une évaluation exagérée de ses capacités. Les études ont montré que la majorité des gens ont tendance à se considérer meilleurs que la moyenne sur une diversité de capacités, ce qui est nécessairement erroné. Un exemple d'illusion positive très répandue est l'illusion de supériorité morale.

L'erreur fondamentale d'attribution
L'erreur fondamentale d'attribution est la tendance à surestimer les facteurs personnels (tels que la personnalité) pour expliquer le comportement d'autres personnes et à sous-estimer les facteurs conjoncturels.

L'excès de confiance
L'excès de confiance est la tendance à surestimer ses capacités. Ce biais a été mis en évidence par des expériences en psychologie qui ont montré que, dans divers domaines, beaucoup plus que la moitié des participants estiment avoir de meilleures capacités que la moyenne. Ainsi, plus que la moitié des gens estiment avoir une intelligence supérieure à la moyenne.

L'effet Dunning-­Kruger
L'effet Dunning-Kruger est le résultat de biais cognitifs qui amènent les personnes les moins compétentes à surestimer leurs compétences et les plus compétentes à les sous-estimer. Cet effet a été démontré dans plusieurs domaines.

Le biais d'autocomplaisance
Le biais d'autocomplaisance est la tendance à s'attribuer le mérite de ses réussites et à attribuer ses échecs à des facteurs extérieurs défavorables.

L'effet Barnum ou effet Forer
Le biais de l'effet barnum (ou effet Forer) consiste à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à soi-même. Les horoscopes jouent sur ce phénomène.

L'effet de halo
L'effet de halo se produit quand la perception d'une personne ou d'un groupe est influencée par l'opinion que l'on a préalablement pour l'une de ses caractéristiques. Par exemple, une personne de belle apparence physique sera perçue comme intelligente et digne de confiance. L'effet de notoriété est aussi un effet de halo.

Comportements et jugements sociaux

Le biais de conformisme
Le biais de conformisme est la tendance à penser et agir comme les autres le font. (Surprenante tendance au conformisme : l'expérience de Asch)

L'ignorance pluraliste
L'ignorance pluraliste, un concept introduit en 1930 par les psychologues Floyd Allport et Daniel Katz, désigne un phénomène dans lequel une majorité de membres d'un groupe rejettent en privé une norme, mais supposent à tort que la plupart des autres l'acceptent, et donc s'y conforment.

Le biais de faux consensus
Le biais de faux consensus est la tendance à croire que les autres sont d'accord avec nous plus qu'ils ne le sont réellement. Ce biais peut être particulièrement présent dans des groupes fermés dans lesquels les membres rencontrent rarement des gens qui divergent d'opinions et qui ont des préférences et des valeurs différentes. Ainsi, des groupes politiques ou religieux peuvent avoir l'impression d'avoir un plus grand soutien qu'ils ne l'ont en réalité.


Le biais de favoritisme intragroupe
Le biais de favoritisme intragroupe (ou endogroupe) est la tendance à favoriser les gens qui appartiennent à un même groupe que nous comparativement aux personnes qui n'en font pas partie.

La croyance en un monde juste
La croyance en un monde juste est la tendance à croire que le monde est juste et que les gens méritent ce qui leur arrive. Des études ont montré que cette croyance répond souvent à un important besoin de sécurité. Différents processus cognitifs entrent en œuvre pour préserver la croyance que la société est juste et équitable malgré les faits qui montrent le contraire.

L'effet de simple exposition
L’effet de simple exposition est une augmentation de la probabilité d'un sentiment positif envers quelqu'un ou quelque chose par la simple exposition répétée à cette personne ou cet objet. Ce biais peut intervenir notamment dans la réponse à la publicité.

L'effet boomerang
L'effet boomerang est le phénomène selon lequel les tentatives de persuasion ont l'effet inverse de celui attendu. Les croyances initiales sont renforcées face à des preuves pourtant contradictoires.

Jugements sur des événements passés, présents ou futurs

Le biais rétrospectif
Le biais rétrospectif (« hindsight bias ») est la tendance à surestimer, une fois un événement survenu, comment on le jugeait prévisible ou probable.

Le biais de négativité
Le biais de négativité est la tendance à donner plus de poids aux informations et aux expériences négatives qu'aux positives et à s'en souvenir davantage.

Le biais de normalité
Le biais de normalité est une tendance à croire que les choses fonctionneront à l'avenir comme elles ont fonctionné normalement dans le passé et donc à sous-estimer, par exemple, la probabilité d'un événement exceptionnel tel qu'une catastrophe et ses effets possibles.

Le biais d'optimisme
Le biais d'optimisme est une tendance à accorder plus d'attention aux bonnes nouvelles qu'aux mauvaises. (En situation de stress, l'anxiété aide à éviter les risques du biais cognitif d'optimisme)

Biais intervenant dans les prises de décision

L'aversion de la dépossession
L’aversion de la dépossession (ou effet de dotation) désigne une tendance à attribuer une plus grande valeur à un objet que l'on possède qu’à un même objet que l'on ne possède pas. Ainsi, le propriétaire d'une maison pourrait estimer la valeur de celle-ci comme étant plus élevée que ce qu'il serait disposé à payer pour une maison équivalente.

Le biais de statu quo
Le biais de statu quo est la tendance à préférer laisser les choses telles qu'elles sont, un changement apparaissant comme apportant plus de risques et d'inconvénients que d'avantages possibles. Dans divers domaines, ce biais explique des choix qui ne sont pas les plus rationnels. (Un biais se rapprochant du biais de statu quo est celui de la tendance à la justification du système.)

Le biais d'omission
Le biais d'omission consiste à considérer que causer éventuellement un tort par une action est pire que causer un tort par l’inaction. Ainsi, le biais d'omission pourrait contribuer à expliquer que, dans l'incertitude, certains choisiront de refuser la vaccination pour leurs enfants.

Le biais de cadrage
Le biais de cadrage est la tendance à être influencé par la manière dont un problème est présenté. Par ex. la décision d'aller de l'avant ou pas avec une chirurgie peut être affectée par le fait que cette chirurgie soit décrite en termes de taux de succès ou en terme de taux d'échec, même si les deux chiffres fournissent la même information.

Le biais d'ancrage
Le biais d'ancrage est la tendance à utiliser indument une information comme référence. Il s'agit généralement du premier élément d'information acquis sur le sujet. Ce biais peut intervenir, par exemple, dans les négociations, les soldes des magasins ou les menus de restaurants. (Dans les négociations, faire la première offre est avantageux.)

Un concept qui se rapproche de celui de biais cognitif est celui de distorsion cognitive qui a développé dans le champ de la psychologie clinique. (10 distorsions cognitives qui entretiennent des émotions négatives).

Source 

2025-07-25

Max Weber, La Ville : Quand la Commune Médiévale Inventa l'Occident Moderne

 


Max Weber : La Ville, laboratoire de la modernité

Max Weber, La Ville : Quand la Commune Médiévale Inventa l'Occident Moderne

Et si le capitalisme, la démocratie et l'État bureaucratique étaient nés dans les rues pavées des villes médiévales ? Dans La Ville, le géant de la sociologie Max Weber révèle pourquoi la commune occidentale fut un laboratoire unique de la modernité – et en quoi Athènes ou Rome, malgré leur grandeur, échouèrent à enclencher cette révolution.

Introduction : Le Paradoxe Urbain

« L'air de la ville rend libre »

Ce vieil adage médiéval résume l'intuition géniale de Weber : la ville occidentale n'est pas un simple lieu de peuplement, mais le creuset politique et économique qui forgea notre monde. Contrairement aux cités antiques ou orientales, la commune médiévale (Italie, Flandres, Allemagne) y apparaît comme une exception historique.

1. Deux Modèles, Deux Destins

La Cité Antique : Guerre et Tribus

Athènes/Rome : Des corporations guerrières fondées sur :

  • Les liens du sang (tribus, gentes)
  • L'économie esclavagiste
  • La conquête militaire (impérialisme)
« Le tribunat de la plèbe romaine ou les éphores spartiates obtiennent des droits politiques, mais jamais ne bouleversent l'ordre économique fondé sur l'esclavage. »

La Commune Médiévale : Marché et Serment

Venise, Florence, Bruges : Des laboratoires de liberté uniques grâce à :

  • La conjuration (conjuratio) : Serment d'entraide
  • La rationalité économique : Corporations, travail libre
  • L'autonomie juridique : Affranchissement des serfs
« Le christianisme dissout les solidarités magico-tribales : la ville devient une communauté d'individus, non de lignages. »

2. Le Grand Basculement : Du Patricien au Bourgeois

L'Âge des Oligarques

Patriciens médiévaux (ex: Nobili de Venise) ou noblesse antique :

  • Dominent par la rente foncière ou les monopoles
  • Excluent artisans et marchands du pouvoir

La Révolte du Popolo

Révolution plébéienne (Italie, XIIIe siècle) :

  • Création de contre-institutions autonomes
  • Victoire du droit corporatif comme fondement du pouvoir
« Là où Rome n'accorda que des tribuns, le Popolo impose une nouvelle légalité. »

3. Antique vs Médiéval : Le Choc des Rationalités

Critère Cité Antique Commune Médiévale
Acteur dominant Citoyen-paysan-soldat Bourgeois-artisan
Base économique Esclavage & conquête Marché & travail libre
Logique sociale Ordres tribaux/militaires Corporations de métiers
Finalité Expansion impériale Accumulation capitaliste
Héritage Démocratie guerrière État rationnel-bureaucratique
« La cité antique fut une "corporation guerrière" ; la médiévale, une "corporation industrielle". »

4. Pourquoi Relire Weber Aujourd'hui ?

  • Comprendre la tension entre autonomie locale et bureaucratie
  • Éclairer l'impuissance urbaine contemporaine
  • Penser l'actualité de l'auto-gouvernement
« Les villes modernes ont-elles perdu l'esprit de conjuratio qui fit leur grandeur médiévale ? »

Conclusion : Le Laboratoire Oublié

La Ville de Weber n'est pas qu'un traité d'histoire : c'est une généalogie de nos libertés et de nos contraintes. La commune médiévale y surgit comme le lieu où naquirent, intimement mêlés :

  • L'individualisme moderne
  • La rationalité économique
  • L'État bureaucratique
« Son génie fut de montrer que le "carcan d'acier" du capitalisme et de l'État rationnel est le fils paradoxal de la liberté urbaine médiévale. Relire Weber, c'est retrouver la mémoire des possibles. »

À lire : Max Weber, La Ville (Éditions Les Belles Lettres), édition préfacée et annotée – un texte fondateur pour décoder les défis politiques actuels.

https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251200385/la-ville

2025-07-20

Le Mensonge comme Moteur d’une Société Profitable

 


Dans un monde où l’information circule à une vitesse fulgurante, le mensonge apparaît non seulement comme une réalité inévitable, mais aussi comme un outil potentiellement profitable. En effet, une société qui utilise le mensonge de manière stratégique peut favoriser des gains économiques et sociaux. Cependant, cette dynamique s’accompagne d’un coût : l’isolement de l’individu dans un univers de divertissement qui comble les illusions.

La Stratégie du Mensonge
Le mensonge, lorsqu'il est utilisé à des fins commerciales, peut prendre plusieurs formes. Par exemple, la publicité repose souvent sur des exagérations ou des promesses non tenues. Les entreprises créent des narrations séduisantes qui attirent les consommateurs, les incitant à acheter des produits dont ils n'ont pas nécessairement besoin. Cette manipulation de la vérité peut générer des profits considérables.

1. L'illusion de la consommation
Les marques construisent des mythes autour de leurs produits, promettant un style de vie enviable en échange de l'achat. Les consommateurs, en quête de validation sociale, se laissent entraîner dans cette spirale de consommation. Ainsi, le mensonge devient un moteur de l'économie, alimentant un cycle où le besoin de posséder est perpétuellement renouvelé.

L'Isolement de l'Individu
Dans cette quête de profit, l’individu est progressivement isolé. Le divertissement, qu'il soit numérique ou traditionnel, joue un rôle clé dans ce processus. Les plateformes de streaming, les réseaux sociaux et les jeux vidéo créent des environnements immersifs qui détournent l'attention des réalités plus sombres de la vie quotidienne.

2. Le divertissement comme échappatoire
Le divertissement devient une échappatoire face à un monde souvent difficile et décevant. Les individus plongent dans des réalités alternatives, où les mensonges sont embellis par des récits captivants. Cette immersion permet de combler les vides laissés par des vérités inconfortables, mais elle renforce également l’isolement. Les relations interpersonnelles s’effritent, remplacées par des interactions superficielles en ligne.

Les Illusions Sociales
Le mensonge et le divertissement ne se contentent pas d’isoler l’individu ; ils façonnent également la perception collective de la réalité. La société devient ainsi un espace où les illusions prédominent, créant des attentes irréalistes et des standards de réussite inaccessibles.

3. La quête de l’authenticité
Dans un monde saturé de mensonges, la quête de l’authenticité devient un défi. Les individus, en cherchant à se démarquer, peuvent adopter des comportements qui renforcent encore plus cette illusion. Les réseaux sociaux, par exemple, encouragent la mise en scène de vies idéales, alimentant un cycle de faux-semblants.

Conclusion
En somme, le mensonge, utilisé comme un outil stratégique, peut effectivement rendre une société plus profitable économiquement et socialement. Cependant, cette approche engendre un isolement croissant des individus, piégés dans un monde de divertissement qui comble les illusions. La question qui se pose est alors de savoir si cette profitabilité vaut le prix de l’authenticité et des vérités humaines. Dans cette dynamique, il devient crucial de réfléchir à l’équilibre entre le mensonge, le profit et le bien-être social. 

Auteur : Pascal Walter | 23 mars 2025
Génération assistée par DeepSeek-R1

2025-06-29

une démocratie où les élites fuient leurs responsabilités

La Trahison des élites : Christopher Lasch et l'implosion de la démocratie

"Il fut un temps où la menace venait des masses. Aujourd'hui, elle vient des sommets." Dès l'ouverture de La Révolte des élites (1996), Christopher Lasch retourne comme un gant la thèse d'Ortega y Gasset. Ce livre-testament, écrit à l'agonie, dévoile une oligarchie en rupture avec le peuple – et avec la démocratie elle-même.

Le nouveau nomadisme des élites

Lasch diagnostique un déracinement volontaire des classes professionnelles-managériales :

"Le prix de l'ascension sociale est un mode de vie itinérant. [...] Ils associent le domicile fixe aux voisins inquisiteurs, aux conventions hypocrites."

Ces élites se regroupent sur les côtes, "tournant le dos au pays profond", cultivant un mépris pour l'Amérique moyenne – jugée "ringarde", "réactionnaire" et "sexuellement répressive". Leur allégeance ? Un marché mondialisé où l'argent, le luxe et la culture pop circulent sans frontières.

Multiculturalisme : l'exotisme sans engagement

Leur adhésion au multiculturalisme révèle une conscience de touriste :

"Un bazar universel où l'on jouit de cuisines exotiques, de musiques tribales... sans s'engager sérieusement."

Cette consommation superficielle de la diversité, note Lasch, corrode le patriotisme et l'attachement aux communautés locales. L'élite ne se pense plus comme citoyenne, mais comme cliente d'un monde global.

La grande polarisation : gated communities vs misère

Les villes deviennent des champs de bataille sociaux :

"Nos grandes villes se polarisent ; la riche bourgeoisie intellectuelle se barricade dans des beaux quartiers [...] contre la misère qui menace de les submerger."

Les élites privatisent sécurité, éducation et santé, abandonnant l'espace public. Leur promesse ? Une "promotion sélective des non-élites" dans leur caste – jamais l'égalité réelle.

L'agonie du débat public

Le mépris des élites pour le peuple devient prophétie autoréalisatrice :

"Les 'gens de bien' doutent que le citoyen ordinaire saisisse les problèmes complexes. [...] Le débat démocratique dégénère en foire d'empoigne."

Résultat ? Un paradoxe toxique :

  • Les Américains sont "inondés d'informations" mais "notoirement mal informés"
  • Exclus du débat, ils perdent tout intérêt pour la chose publique
  • "C'est le débat seul qui donne naissance au désir d'informations utilisables"

Universités : les savoirs en miettes

Lasch fustige la fragmentation des savoirs :

"Les minorités remplacent la culture commune par des black studies, feminist studies, gay studies... Une fois le savoir réduit à l'idéologie, il suffit de diaboliser l'adversaire."

Cette logique identitaire tue la confrontation intellectuelle. Pire : elle consacre le divorce entre théorie et pratique, entre "l'esprit et le corps".

Le testament d'un Cassandre

30 ans après sa mort, Lasch reste brûlant d'actualité :

  • Les Gilets jaunes et le Brexit ont incarné la fracture élites/peuple
  • Les campus sont des champs de bataille identitaires
  • L'espace public se réduit à des "foires d'empoigne" médiatiques

"Les choses tombent en morceaux ; le centre ne peut tenir", citait-il Yeats. Son livre n'est pas un manifeste, mais un avertissement : une démocratie où les élites fuient leurs responsabilités civiques est condamnée à l'implosion.

"L'espoir est dans les communautés qui résistent à la dissolution."
Christopher Lasch, La Révolte des élites

Publié le 30 juin 2025 • Blog Littéraire

L'Hypocrisie Politique en France


L'Hypocrisie Politique en France | Blog d'Analyse

L'Hypocrisie Politique en France : Dynamiques Comportementales et Désagrégation Sociale

Une analyse multiniveau ancrée dans les sciences humaines

L'hypocrisie politique, définie comme le décalage entre les principes affichés et les pratiques réelles, constitue un phénomène central dans la crise de légitimité des démocraties occidentales. En France, cette hypocrisie institutionnalisée fragmente le tissu social à tous les niveaux.

Cette analyse explore les manifestations et conséquences de l'hypocrisie politique à travers quatre dimensions interconnectées : politique, économique, sociale et privée, tout en examinant le rôle amplificateur des médias et réseaux sociaux.

Dimensions de l'Hypocrisie Politique

Dimension Politique

Manifestations principales

  • Discours universalistes vs pratiques clientélaires
  • Instrumentalisation du suffrage
  • Contournement des verdicts populaires

Éclairages scientifiques

  • Pierre Bourdieu : L'hypocrisie comme "capital symbolique inversé"
  • Pierre Rosanvallon : La défiance comme "souveraineté négative"
  • Chantal Mouffe : Le déni des conflits nourrit les populismes
"L'hypocrisie n'est pas une déviance mais une caractéristique systémique des démocraties tardives où la parole politique perd sa valeur performative." — Pierre Bourdieu, Sur l'État (2012)

Dimension Économique

Manifestations principales

  • "Double discours" sur la justice sociale
  • Subventions aux énergies fossiles vs taxation des ménages
  • Méritocratie proclamée vs reproduction des élites

Éclairages scientifiques

  • Thomas Piketty : La méritocratie comme récit justifiant les inégalités
  • Olivier Godechot : La financiarisation accroît la perception d'un système truqué
  • Annie Cot : L'hypocrisie sape la confiance dans le contrat social
"L'hypocrisie économique transforme la promesse méritocratique en machine à reproduire les privilèges." — Thomas Piketty, Capital et Idéologie (2019)

Dimension Sociale

Manifestations principales

  • Repli communautaire et identitaire
  • Effritement des solidarités intergénérationnelles
  • L'école comme "dispositif hypocrite de tri social"

Éclairages scientifiques

  • Robert Putnam : La défiance politique corrode le "capital social"
  • Didier Fassin : Universalisme proclamé vs gestion différentielle des populations
  • Séraphin Alava : Perception de l'hypocrisie institutionnelle par la jeunesse
"Quand les institutions promeuvent l'égalité tout en produisant de la discrimination, elles deviennent des machines à fabriquer de la défiance." — Didier Fassin, La Force de l'ordre (2011)

Sphère Privée

Manifestations principales

  • "Schizophrénie sociale" et dissonance cognitive
  • Méfiance relationnelle généralisée
  • Intériorisation de l'échec et souffrance psychique

Éclairages scientifiques

  • Richard Sennett : Destruction du "récit de soi"
  • Eva Illouz : Transformation des relations en transactions suspicieuses
  • Alain Ehrenberg : L'injonction méritocratique produit l'épuisement dépressif
"L'incohérence normative détruit la possibilité même de construire une identité stable." — Richard Sennett, The Corrosion of Character (1998)

Conséquences Comportementales

Désengagement civique

Taux d'abstention record (jusqu'à 53% aux législatives 2022), effondrement de l'adhésion partisane et syndicale.

Radicalisation politique

Progression des votes protestataires (RN : 89 députés en 2024) et de la gauche radicale comme réponse à la crise de représentation.

Fragmentation sociale

Repli identitaire (40% des 18-24 ans jugent la religion plus importante que la citoyenneté - IFOP 2023) et effritement des solidarités.

Pathologies psychiques

Hausse des dépressions liées au "sentiment d'impuissance" (+18% en 5 ans - Santé Publique France) et dissonance cognitive généralisée.

Interconnexions et Effets Systémiques

Boucles de Rétroaction

Politique

Désengagement civique → Affaiblit le contrôle des abus économiques

Économique

Cynisme consumériste → Accroît les inégalités sociales

Social

Repli communautaire → Fragmente la sphère privée

Privé

Dissonance cognitive → Mine la légitimité politique

"L'hypocrisie des puissants n'est pas un mensonge : c'est une forme de gouvernance. Sa véritable dangerosité réside dans ce qu'elle nous fait devenir." — Pierre Bourdieu, Sur l'État (2012)

Médias et Réseaux Sociaux

Médias Traditionnels

Manifestations

  • Traitement asymétrique des affaires politiques
  • Journalisme de "restitution" des éléments de langage
  • Conflits d'intérêts des propriétaires de médias

Conséquences

  • Seulement 24% des Français font confiance aux médias
  • Désengagement critique et préférence pour les formats courts
  • 61% estiment que "les médias aggravent les tensions sociales"

Réseaux Sociaux

Manifestations

  • Hyper-personnalisation des contenus par algorithmes
  • Démultiplication virale des contradictions politiques
  • Accélération de la temporalité médiatique

Conséquences

  • Effet de chambre d'écho et radicalisation
  • Culture du fragment et appauvrissement de l'argumentation
  • 71% des jeunes perçoivent la politique comme "théâtre d'hypocrisie"

Conclusion : L'Urgence d'une Réinstitution Symbolique

L'hypocrisie politique en France apparaît comme un virus institutionnel qui corrode les comportements démocratiques à tous les niveaux. Sa manifestation la plus toxique réside dans la conversion de la souveraineté populaire en simple outil de légitimation des choix élitaires.

Plutôt que des solutions utopiques, cette crise exige :

  1. Reconnaître la trahison des élites comme facteur central du désenchantement démocratique
  2. Remplacer la "démocratie d'audience" par une démocratie de la coproduction
  3. Restaurer l'école comme laboratoire du lien social
"Le péril des démocraties ne vient plus des dictatures, mais du désenchantement populaire. L'hypocrisie, en transformant ce désenchantement en méfiance active, menace l'ADN même du contrat social."

Bibliographie Indicative

  • Bourdieu, P. (2012). Sur l'État. Cours au Collège de France 1989-1992. Seuil.
  • Rosanvallon, P. (2006). La Contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance. Seuil.
  • Piketty, T. (2019). Capital et Idéologie. Seuil.
  • Putnam, R. (2000). Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community. Simon & Schuster.
  • Sennett, R. (1998). The Corrosion of Character: The Personal Consequences of Work in the New Capitalism. Norton.
  • Fassin, D. (2011). La Force de l'ordre. Une anthropologie de la police des quartiers. Seuil.

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2025-03-14

La Démagogie depuis Athènes




démagogie « politique par laquelle on flatte, excite, exploite les passions des masses »

Étymol. et Hist. 1791
(Brissot, Société des amis de la Constitution, séante aux Jacobins, pp. 15-16 ds Frey, p. 106). Empr. au gr. δ η μ α γ ω γ ι ́ α « art de mener le peuple, en partic. « art de le conduire en le flattant pour avoir ses faveurs », dér. de δ η μ α γ ω γ ο ́ ς (démagogue*).
Source  


moins d'un siècle après l'instauration de la pleine démocratie, Athènes était déjà gangrenée par la démagogie. 

Ce mot dont le sens étymologique est guide du peuple (demos, agôgos) a fini par signifier corrupteur du peuple. Il désigne ceux qui, pour obtenir les faveurs de la foule, pour être élus par exemple à un poste important, font des promesses sans commune mesure avec les ressources de l'État. 

Athènes a été très tôt la proie de ces irresponsables. Et les leçons les plus précieuses que nous pouvons tirer de son histoire sont sans doute celles qui pourraient nous aider à diagnostiquer, prévenir et enrayer le mal démagogique.

Source


JACQUES DUFRESNE
Préambule: Le prix de la liberté

La Sociologie par Bernard Lahire

 



Présentation

Depuis plusieurs décennies, la sociologie est régulièrement accusée d’excuser la délinquance, le crime et le terrorisme, ou même de justifier les incivilités et les échecs scolaires. À gauche comme à droite, nombre d’éditorialistes et de responsables politiques s’en prennent à une « culture de l’excuse » sociologique, voire à un « sociologisme » qui serait devenu dominant.
Bernard Lahire démonte ici cette vulgate et son lot de fantasmes et de contre-vérités. Il livre un plaidoyer lumineux pour la sociologie et, plus généralement, pour les sciences qui se donnent pour mission d’étudier avec rigueur le monde social. Il rappelle que comprendre les déterminismes sociaux et les formes de domination permet de rompre avec cette vieille philosophie de la responsabilité qui a souvent pour effet de légitimer les vainqueurs de la compétition sociale et de reconduire certains mythes comme celui du self made man, celui de la « méritocratie » ou celui du « génie » individuel.
Plus que la morale ou l’éducation civique, les sciences sociales devraient se trouver au cœur de la formation du citoyen, dès le plus jeune âge. En développant la prise de distance à l’égard du monde social, elles pourraient contribuer à former des citoyens qui seraient un peu plus sujets de leurs actions.

"Les critiques qu’on adresse aujourd’hui à la sociologie et, plus largement, à toutes les sciences qui étudient la réalité sociale, reposent sur un mélange de méconnaissance et de résistance. On prête ainsi parfois, par pure méconnaissance, des intentions ou des défauts à ces sciences qu’elles n’ont pas. On confond leur travail de description et d’interprétation avec, selon les cas, un travail de justification ou de dénonciation : lorsqu’elles donnent à comprendre des actes moralement ou juridiquement condamnables, on les soupçonne d’excuser ; lorsqu’elles énoncent des états de fait qui fâchent (inégalités, dominations, etc.), on leur reproche de dénoncer.

Passant leur temps à dire le bien et le mal, certains acteurs politiques, certains journalistes-éditorialistes et certains essayistes sans discipline (dans tous les sens du terme) ont bien du mal à comprendre qu’il puisse exister des travaux de recherche ayant pour seul but de donner à comprendre l’existant de la façon la plus rationnelle possible, et non à le juger ou à proposer des moyens de le transformer. Leurs fonctions, comme les lieux et les filières de formation par lesquels ils sont passés, ne les prédisposent guère à comprendre ce que sont ces sciences."

Extrait page 15 .


Bernard Lahire

directeur de recherche CNRS, professeur de sociologie à l'École normale supérieure de Lyon (Centre Max-Weber) et membre senior de l'Institut universitaire de France, a publié une vingtaine d'ouvrages, parmi lesquels L'Homme pluriel (Nathan, 1998), Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire (La Découverte, 2010), Dans les plis singuliers du social (La Découverte, 2013), Ceci n'est pas qu'un tableau (La Découverte, 2015), L'Interprétation sociologique des rêves (La Découverte, 2018) et Enfances de classe (Le Seuil, 2019).


Extrait Presse :

Délinquance, vote d'extrême droite, terrorisme : voilà plus de quinze ans que revient régulièrement dans la bouche des responsables politiques l'argument selon lequel la sociologie " excuserait " les comportements les moins acceptables en mettant en évidence le poids des déterminismes sociaux, niant par là le fait que les individus sont responsables de leurs actions. Le sociologue Bernard Lahire tord le cou à cette idée aussi étrange que puissante, qui relève selon lui de la "confusion des perspectives" : "Comprendre est de l'ordre de la connaissance (laboratoire). Juger et sanctionner sont de l'ordre de l'action normative (tribunal). Affirmer que comprendre "déresponsabilise" les individus impliqués, c'est rabattre indûment la science sur le droit.

De cette approche simpliste, il critique également la vision de la pauvreté (qui n'est pas un simple attribut, mais une situation qui façonne tout un rapport au monde) et de la sociologie (qui ne se résume pas à l'étude des collectifs). Bernard Lahire plaide en conclusion pour un enseignement généralisé et adapté des sciences sociales dès l'école primaire, qui aurait notamment pour vertu de rendre "la vie plus dure à toutes les formes d'ethnocentrisme et de mensonge". Une belle ambition, qui ne risque malheureusement pas d'améliorer l'image de la sociologie auprès des hommes politiques...

2016-01-01 - Xavier MOLENAT - Alternatives économiques


"Comprendre les phénomènes sociaux n'est pas les excuser ou les dénoncer, rappelle-t-il ; en revanche, les comprendre est nécessaire pour donner à la démocratie une chance de les maîtriser.

2016-04-04 - Pour la Science


Liens infos +

https://www.editionsladecouverte.fr/pour_la_sociologie-9782707188601

Extrait livre 

https://www.calameo.com/read/000215022deb60d2cd00d

Wikipédia 

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Bernard_Lahire

Interview

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/bernard-lahire-ce-drole-d-animal-de-la-sociologie-2309245


2025-02-14

Public opinion par Walter Lippmann



Les intellectuels disent depuis un siècle que la démocratie est en échec. Ils ont tort.

L’ouvrage de Walter Lippmann , Public Opinion , publié en 1922, est la critique de la démocratie la plus convaincante que j’aie jamais lue. Peu après sa publication, John Dewey, grand défenseur de la démocratie et philosophe américain le plus important de l’époque, a qualifié le livre de Lippmann de « critique la plus efficace de la démocratie telle qu’elle est conçue actuellement ».

Lippmann pose une question simple : les citoyens peuvent-ils acquérir une connaissance de base des affaires publiques et ensuite faire des choix raisonnables sur ce qu’ils doivent faire ? Sa réponse est non, et l’objectif de ce livre est de mettre en évidence l’écart entre ce que nous considérons comme la démocratie et ce que nous savons du comportement réel des êtres humains.

La plupart des théoriciens de la démocratie du XXe siècle pensaient qu’une plus grande information permettrait d’informer davantage les citoyens, et qu’une plus grande information permettrait de tenir la promesse fondamentale de la démocratie. Ils avaient tort. Une plus grande information ne conduit pas nécessairement à une participation civique plus éclairée. Elle est tout aussi susceptible d’entraîner davantage de bruit, de partisanerie et d’ignorance (cliquez ici , ici et ici pour des recherches qui le confirment). En effet, les électeurs mieux informés se trompent davantage sur leur propre camp.

La deuxième moitié du livre tente de résoudre tous les problèmes mis au jour dans la première partie. Lippmann échoue ici de manière spectaculaire, et il échoue parce que sa solution aux problèmes de la démocratie consiste à abandonner tout ce qui fait la valeur de la démocratie. Il n’a pas su trouver comment guider intelligemment l’opinion publique, alors il a cherché à la transcender complètement en créant un « bureau d’experts » qui déciderait de la politique publique au nom du public. Mais ce n’est pas du tout une démocratie ; c’est au mieux une technocratie, au pire une oligarchie.

Aujourd’hui, le pessimisme de Lippmann est à la mode. Après le Brexit et l’élection de Donald Trump, un genre littéraire non fictionnel a émergé, cherchant à expliquer comment les démocraties meurent ou pourquoi le libéralisme occidental est en recul . Les experts et les analystes affirment que la démocratie est en « déclin » dans le monde entier et que l’Amérique se transforme en un État autoritaire.

C’est pourquoi il est important de noter que, aussi convaincant que soit le diagnostic de Lippmann sur les défauts de la démocratie, il semble avoir omis un élément essentiel concernant l’élasticité des systèmes démocratiques. Après tout, nous voici, près d’un siècle plus tard, et l’Amérique est devenue plus puissante, plus tolérante, plus riche et même plus démocratique. Peut-être que cette divergence contient aussi des leçons pour notre moment de panique actuel.

Le mythe de la démocratie
Lippmann commence sa critique en faisant exploser la vision romantique de la démocratie prônée par les fondateurs américains.

Ils imaginaient que les citoyens, quelle que soit l'étendue de l'État, continueraient à fonctionner comme ils le faisaient dans les petites communautés autonomes qui existaient au XVIIIe siècle. Autrement dit, ils seraient appelés à prendre des décisions sur des questions dont ils avaient une expérience directe. Ils pensaient à des agriculteurs blancs, de sexe masculin, propriétaires fonciers, qui comprenaient leur environnement local, connaissaient leurs voisins et ne vivaient pas dans une société hautement industrialisée.

Comme l’a dit Lippmann, « l’idéal démocratique, tel que Jefferson l’a façonné, consistait en un environnement idéal et une classe choisie ». Malgré le racisme et le sexisme, cet environnement ne ressemble en rien au nôtre, et l’éventail des questions sur lesquelles les électeurs sont censés être informés aujourd’hui dépasse largement les exigences de l’époque de la fondation de la démocratie.

La question pour Lippmann n'était donc pas de savoir si l'individu moyen était suffisamment intelligent pour prendre des décisions en matière de politique publique, mais plutôt de savoir si l'individu moyen pourrait un jour en savoir suffisamment pour choisir intelligemment. Et il a fait valoir ce point en se servant de lui-même comme exemple :

Je sympathise avec [le citoyen], car je crois qu’on lui a confié une tâche impossible et qu’on lui demande de pratiquer un idéal inaccessible. Je le pense moi-même car, bien que les affaires publiques constituent mon principal intérêt et que je consacre la majeure partie de mon temps à les observer, je ne trouve pas le temps de faire ce que la théorie de la démocratie attend de moi, c’est-à-dire savoir ce qui se passe et avoir une opinion digne d’être exprimée sur chaque question à laquelle est confrontée une communauté qui se gouverne elle-même.

Vous pourriez lire ceci et penser : « Les citoyens n’ont pas besoin d’avoir une opinion éclairée sur chaque problème auquel la communauté est confrontée. Au lieu de cela, ils choisissent le parti en qui ils ont confiance pour servir leurs intérêts. » Selon cette vision, les citoyens n’ont pas besoin d’être « omnicompétents », pour reprendre l’expression de Lippmann, ils doivent simplement en savoir assez pour choisir l’équipe qui représente leurs intérêts. Mais pour cela, les électeurs doivent savoir quels sont leurs intérêts et quel parti les représente réellement.

Il n’existe pas de vision de la démocratie digne d’être défendue qui ne suppose un niveau minimum de compétence de la part d’une majorité d’électeurs. Lippmann doutait qu’un tel niveau de maîtrise soit possible car les citoyens sont trop éloignés du monde pour pouvoir formuler des jugements concrets. Par conséquent, ils sont contraints de vivre dans des « pseudo-environnements » dans lesquels ils réduisent le monde à des stéréotypes afin de le rendre intelligible.

Lippmann faisait partie intégrante du Comité d'information publique, l'agence chargée de créer de la propagande pour susciter le soutien à la Première Guerre mondiale. Cette expérience lui a appris à quel point le public était manipulable, à quel point les gens se laissaient facilement séduire par des récits convaincants. On nous parle du monde avant de le voir, nous imaginons des choses avant de les vivre, et nous devenons les otages de ces idées reçues.

Ces récits sont une défense contre l’incertitude. Ils nous présentent une image ordonnée du monde, sur laquelle nos goûts, nos stéréotypes et nos valeurs sont ancrés. C’est pourquoi il est si difficile de séparer les gens de leurs dogmes. « Toute perturbation des stéréotypes », dit Lippmann, « ressemble à une attaque contre les fondements de l’univers… C’est une attaque contre les fondements de notre univers. »

Lippmann affirme que les préférences des électeurs ne sont pas basées sur des connaissances directes et certaines, mais sur des images qui nous sont fournies. La question est alors de savoir d’où nous viennent ces images. La réponse la plus évidente est dans les médias. Si les médias peuvent fournir des images précises du monde, les citoyens devraient avoir les informations dont ils ont besoin pour accomplir leurs devoirs démocratiques. Lippmann affirme que cela fonctionne en théorie, mais pas en pratique. Le monde, affirme-t-il, est vaste et il évolue rapidement, et la vitesse de communication à l’ère des médias de masse oblige les journalistes à s’exprimer par le biais de slogans et d’interprétations simplifiées. (Et cela ne touche même pas au problème de l’esprit de parti dans un paysage médiatique commercialisé.)

Au début du livre, Lippmann cite un passage célèbre de la République de Platon qui décrit les êtres humains comme des habitants d'une caverne qui passent leur vie à observer les ombres sur un mur et prennent cela pour leur véritable réalité. Notre condition actuelle n'est guère différente, sous-entend Lippmann. Nous sommes enfermés dans une caverne de représentations déformées des médias et nous prenons nos images caricaturales du monde pour un reflet fidèle de ce qui se passe réellement.

« L’information et la vérité ne sont pas la même chose »
Si Lippmann a raison, une information plus abondante et de meilleure qualité ne nous sauvera pas, car le problème n'est pas l'accès aux faits, mais les défauts de la cognition humaine. Mais même s'il a tort sur ce point, et je pense que c'est peut-être le cas, nous sommes toujours dans une situation difficile à cause de certaines contraintes imposées à la presse. Lippmann dit que la presse est comme un projecteur mobile, qui passe d’un sujet à l’autre, d’une histoire à l’autre, éclairant les choses sans jamais les expliquer complètement. « La fonction des nouvelles, écrit-il, est de signaler un événement, la fonction de la vérité est de mettre en lumière les faits cachés, de les mettre en relation les uns avec les autres et de dresser un tableau de la réalité sur lequel les hommes peuvent agir. »

C’est une façon étrange de faire passer un message simple : dans le monde de l’information, il n’existe souvent aucun critère objectif pour déterminer ce qui est vrai. Si nous rapportons des statistiques sportives, des sondages ou des contrats à terme sur les actions, l’objectivité est facile. Mais lorsqu’il s’agit d’analyser les conditions économiques, la valeur des syndicats, les mérites d’une couverture santé universelle ou les limites du pouvoir de l’État, ce critère n’existe pas. Ce que nous faisons n’est pas tant de découvrir la vérité que de construire des récits, et ces récits reflètent nos préjugés, notre expérience, notre ignorance, nos espoirs, notre confusion. Nous voyons la réalité à travers un miroir sombre. Mais même si l'on met de côté la question de savoir si la presse peut dire la vérité de manière fiable, il reste un problème insoluble du côté de la demande : les lecteurs, pour la plupart, ne paient pas pour les informations, les publications ont donc besoin d'annonceurs ; pour obtenir des annonceurs, il faut attirer des lecteurs ; et pour attirer des lecteurs, il faut jouer sur les préjugés du public. 

Voici comment Lippmann résume la situation :
Tel est le sort du lecteur de nouvelles générales. Pour pouvoir les lire, il doit s'y intéresser, c'est-à-dire qu'il doit entrer dans la situation et se soucier du résultat. Plus il s'y intéresse passionnément, plus il aura tendance à s'indigner non seulement d'un point de vue différent, mais aussi d'une information dérangeante. C'est pourquoi de nombreux journaux constatent qu'après avoir évoqué honnêtement l'esprit partisan de leurs lecteurs, ils ne peuvent pas facilement, à supposer que le rédacteur en chef estime que les faits le justifient, changer de position.
L'argument de Lippmann était tout à fait vrai en 1922, et il est aujourd'hui incontestable. Les médias sont plus fragmentés, plus compétitifs, plus axés sur le profit. Consommer des informations est donc comme faire ses courses : vous trouvez la source d'information qui correspond le mieux à votre point de vue et vous signalez votre préférence par votre fidélité.
Lippmann remet ici encore en cause une hypothèse ancrée dans la plupart des théories démocratiques : nous attendons de la presse qu’elle « porte tout le fardeau de la souveraineté populaire » en fournissant la vérité aux citoyens, même s’il n’est pas du tout évident que la plupart des gens s’intéressent à la vérité. N’est-il pas évident, demande Lippmann, que les gens préfèrent le divertissant et le trivial à l’ennuyeux et à l’important, ou le flatteur et le pratique à l’honnête et au difficile ?
Il est difficile de considérer la situation actuelle et de conclure que le pessimisme de Lippmann était déplacé. La vérité est plus variable que jamais et la confiance du public dans la presse est au plus bas . Cette pensée stéréotypée dont s'inquiétait Lippmann est amplifiée par un environnement médiatique bien plus commercialisé et partisan qu'il ne l'aurait jamais imaginé. En effet, l'opinion publique est désormais si désespérément protégée que le président fait l'objet d'une enquête pour collusion avec notre principal ennemi géopolitique et plus de la moitié du pays s'en fiche .

Lippmann a anticipé bon nombre de ces problèmes, et pourtant on ne peut pas s'intéresser à sa critique sans se demander ce qui va suivre. Malheureusement, la vision alternative de la démocratie n'est pas vraiment une vision de la démocratie.Le mieux qu’il puisse faire, c’est de faire appel à une « classe spécialisée » d’experts en sciences sociales qui opèrent en dehors des électeurs et des politiciens. En théorie, il y aurait une cohorte d’experts pour chaque domaine de l’administration, et ces experts examineraient les faits avec compétence, puis conseilleraient les responsables gouvernementaux. Lippmann pensait qu’un tel système séparerait la « collecte de connaissances » du « contrôle des politiques ». Et, plus important encore, il garantirait que les experts resteraient financés de manière indépendante et donc exempts de tout motif de corruption.Dewey l’a probablement mieux exprimé : « Aucun gouvernement d’experts dans lequel les masses n’ont pas la possibilité d’informer les experts de leurs besoins ne peut être autre chose qu’une oligarchie gérée dans l’intérêt de quelques-uns. » Si Lippmann avait eu gain de cause, le public serait libéré de ses fictions oppressives, mais au prix de tout ce qui touche à la démocratie.

La réplique de Dewey
Après la publication de Public Opinion , Lippmann et Dewey entamèrent un long débat informel sur la manière de réparer la démocratie. Dewey fut contraint d’admettre l’argument de base de Lippmann concernant la folie de l’opinion publique. « Dans l’état actuel des choses, écrivit-il, chaque problème est désespérément empêtré dans un enchevêtrement d’émotions, de stéréotypes et de souvenirs et d’associations sans rapport. » Il rejeta néanmoins l’appel de Lippmann en faveur d’une élite technocratique.

Pour Dewey, tout se résumait à une simple question : qui a le plus besoin d’être éclairé, les citoyens ou les administrateurs ? Ce que Lippmann voulait, qu’il en soit conscient ou non, c’était transformer en permanence les citoyens en spectateurs. Il partait du principe que l’opinion publique était la masse des individus possédant une représentation correcte du monde et que, comme ils ne pouvaient pas le faire, ils devaient être exclus du processus de décision.

Mais Dewey insistait sur le fait que, dans une démocratie, la connaissance politique ne pouvait naître que d'un dialogue entre les citoyens. La seule réalité qui compte est celle que les citoyens construisent collectivement. Si vous acceptez, comme le fait Lippmann, que le public est atomisé et définitivement coupé du débat sur les affaires publiques, alors vous portez atteinte à la possibilité même de la démocratie. Dewey l'a bien exprimé :
Il n’y a pas de limite à la richesse intellectuelle qui peut découler du flux d’informations sociales lorsque celles-ci circulent de bouche à oreille dans les communications de la communauté locale. Cela et cela ne font que donner une réalité à l’opinion publique. Nous sommes, comme l’a dit Emerson, dans le giron d’une intelligence immense. Mais cette intelligence est endormie et ses communications sont interrompues, inarticulées et faibles jusqu’à ce qu’elle possède la communauté locale comme moyen d’expression. Je pense que Dewey a raison, mais l’argument de Lippmann selon lequel les gens vivent dans des mondes séparés est toujours valable. Depuis la publication du célèbre livre Bowling Alone de Robert Putnam en 2000 , les universitaires déplorent la perte des liens civiques aux États-Unis. Dans le même temps, les journaux locaux disparaissent et le discours politique devient de plus en plus nationalisé, ce qui signifie que la plupart des questions sont abstraites et dominées par l’allégeance tribale et des récits caricaturaux de droite et de gauche. Lippmann craignait que les citoyens abandonnent la place publique et se livrent à la propagande. C'est exactement ce qui s'est produit, et pourtant la démocratie américaine s'est remarquablement bien comportée au cours du siècle dernier.

comment pouvons-nous donner un sens à cela ?

Les choses vont mal, mais elles ont toujours été mauvaises, ce qui signifie qu'elles ne sont pas aussi mauvaises qu'on le pense.
Il est tentant, depuis notre perchoir de 2018, de conclure que la démocratie est irrémédiablement brisée. Le monde semble sombrer dans un désordre de plus en plus grand, et la politique américaine en particulier est désespérément empêtrée dans un dysfonctionnement partisan.
Mais le débat Lippmann-Dewey offre peut-être une autre perspective : la démocratie a toujours été maladroite, n’a jamais vraiment été à la hauteur de ses idéaux, et pourtant nous sommes tous encore en vie. 

Étant donné le caractère prophétique de la critique de Lippmann, on pourrait s’attendre à ce que la démocratie américaine se soit effondrée sous le poids de sa propre incohérence. Mais nous voici, en 2018, toujours en pleine forme, toujours le pays le plus influent du monde, toujours l’économie la plus riche et la plus dynamique de la planète.Malgré tous ses problèmes (et ils sont nombreux), la démocratie a réussi à prospérer. Et le monde démocratique, au fil du temps, est devenu plus stable, plus riche et plus tolérant. Peut-être que le fait est que la démocratie n'a pas besoin de fonctionner comme elle a été conçue pour réussir. Peut-être que le mythe de la démocratie n'est que cela : un mythe.

Si l’on peut tirer une leçon de tout cela, c’est qu’il faut faire attention à ne pas définir la démocratie par son pire attribut. Lippmann était tellement obsédé par le problème de l’opinion publique qu’il n’a pas remarqué que le problème n’était pas nouveau, que la démocratie ne fonctionnait pas mal. La pratique de la démocratie a toujours été désordonnée et chaotique, et l’ignorance de masse n’était pas l’exception mais la règle.

Les électeurs font souvent des choix scandaleux, et parfois ces choix produisent des résultats horrifiants. Pourtant, le système, dans son ensemble, s’est révélé incroyablement résistant et constitue une bien meilleure alternative aux systèmes non démocratiques, qui mènent invariablement à la corruption et à l’oppression. Si la démocratie fonctionne, ce n’est pas parce que les gens sont toujours sages, c’est parce que le système offre un niveau de responsabilité qui, le plus souvent, soutient une société stable et juste. Les démocraties sont également sujettes au désordre et à la corruption, mais ce sont des caractéristiques inéluctables de tout système politique composé d’êtres humains égoïstes et imparfaits. La vague de pessimisme actuelle nous rappelle que les intellectuels ont tendance à abandonner la démocratie lorsqu’elle s’écarte de sa trajectoire. C’est un geste réactionnaire qui exagère généralement la nature de la menace. Lippmann a été ébranlé par la folie de la Première Guerre mondiale et il a donc pensé qu’il fallait faire quelque chose – n’importe quoi – pour empêcher le monde démocratique de sombrer dans une nouvelle guerre. 

Le choc du Brexit et de la présidence Trump a semé la panique chez de nombreux observateurs (moi y compris). Il y a quelques semaines, j’ai d’ailleurs interviewé Jason Brennan , un théoricien politique de Georgetown, qui plaidait pour une épistocratie à la Lippmann pour remplacer la démocratie traditionnelle. Mais je pourrais tout aussi bien soutenir que Brennan, comme Lippmann, a tout à fait tort. Au lieu d’abandonner la démocratie, peut-être avons-nous besoin de plus de démocratie et d’une meilleure démocratie. Peut-être, comme l’a enseigné Dewey, devons-nous éduquer et responsabiliser davantage de citoyens. Peut-être que la crise à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, à l’ère de Trump, n’est que la dernière manifestation d’un problème qui a toujours affligé les sociétés démocratiques et qui le fera toujours. Peut-être devrions-nous faire une pause, respirer profondément et reculer devant le précipice.

La démocratie a survécu à des événements bien pires que Trump et le Brexit.

La célèbre critique de la démocratie de Walter Lippmann revisitée.

par Sean Illing décembre 2018, https://www.vox.com/2018/8/9/17540448/walter-lippmann-democracy-trump-brexit

Cet article a été initialement publié le 9 août 2018.
     

dénoncer l'hypocrisie et de questionner la vérité

   



Voici les œuvres "Les Provinciales" de Pascal Blaise et "L'Art du mensonge politique" de Jonathan Swift présentent des similitudes intéressantes, notamment dans leur approche critique des mœurs et des institutions.


1. Critique de l'hypocrisie

Dans "Les Provinciales", Pascal critique les jésuites et leur manière de défendre des positions morales douteuses sous couvert de rationalité et de spiritualité. Swift, dans "L'Art du mensonge politique", dénonce également l'hypocrisie des politiciens et leur manipulation de la vérité pour servir leurs intérêts.


2. Utilisation de la satire : 

Les deux auteurs emploient la satire pour exposer les travers de leur époque. Pascal utilise le dialogue et l'argumentation pour mettre en lumière les incohérences des jésuites, tandis que Swift utilise un ton plus mordant et ironique pour critiquer les abus de pouvoir et la manipulation politique.


3. Réflexion sur la vérité et le mensonge :

Pascal s'interroge sur la vérité dans le contexte de la foi et de la raison, tandis que Swift explore la nature du mensonge dans le domaine politique. Tous deux soulignent les dangers de la manipulation de la vérité, que ce soit dans la religion ou dans la politique.


4. Engagement intellectuel : 

Les deux œuvres montrent un engagement fort des auteurs envers les questions éthiques et sociales de leur temps. Pascal défend une vision de la foi éclairée par la raison, tandis que Swift appelle à une prise de conscience critique des pratiques politiques.


En somme, bien que leurs contextes soient différents, "Les Provinciales" et "L'Art du mensonge politique" partagent une volonté de dénoncer l'hypocrisie et de questionner la vérité à travers la satire, en mettant en lumière les abus de pouvoir et les manipulations intellectuelles.

C2ki


Info archive :

Lire 

https://archive.org/details/lesprovinciales

https://blaisepascal.bibliotheques-clermontmetropole

https://www.anthologialitt.com/post/jonathanswift-l-artdumensongepolitique

Info plus 

https://hal.science/hal-04399610v1/file/Proteus18.pdf