2010-12-06

une démence ordinaire Nicolas Grimaldi




Le philosophe Nicolas Grimaldi dissèque les mécanismes du fanatisme, «Une démence ordinaire»


«Egarés, nous le sommes tous.» Sur les chemins tortueux de l’existence se trouvent trop d’embûches, de mines, de culs-de-sac. Mais s’ils peuvent être accidentels, désarroi, égarement et délaissement semblent surtout tenir à la condition humaine. Aux hommes qu’on prive d’humanité, dans des camps d’extermination, la vie apparaît ne poursuivre qu’une seule et unique fin. «Ici et maintenant, notre but, c’est d’arriver au printemps. Pour le moment, nous n’avons pas d’autre souci», écrivait Primo Levi. Mais aux hommes libres se présente une gamme illimitée de choix, lesquels se dessinent et s’effectuent après une difficile navigation entre possible et impossible, perte et gain, dépendance et indépendance, opportunité, éventualité, nécessité, calcul, gratuité, intérêt, négociation avec soi-même et avec autrui. Si bien que, destinés à une infinité de vies possibles, tous se décident pour l’une avec le sentiment de s’être privé des autres.

On ne sait jamais ce qu’on devrait avoir accompli dans la vie pour ne point être saisi par l’impression de l’avoir perdue, car ce qu’on a acquis, modes d’être, qualités, fonctions, rangs et statuts, n’a été acquis qu’en se privant de tout ce qu’on aurait pu développer. Aussi les hommes, qui peuvent s’attendre à tout, sont-ils toujours en attente de ce qui viendrait combler le hiatus entre réalité et possibilités, mais savent cette attente vaine. C’est ce qui fait le malheur de l’existence, ou son «ordinaire échec». Comment le surmonter ? En effaçant toutes les bornes de la réalité, en l’«irréalisant». Les hommes sont malheureux, disait Spinoza, parce qu’ils «n’éprouvent jamais d’apaisement durable», et, de ce fait, accueillent «avec faveur les fictions nouvelles qui ne les ont pas encore trompés». Nicolas Grimaldi le reconnaît de même : il n’y a pas «si extravagante chimère que les hommes ne soient prêts à croire pourvu qu’elle leur fasse espérer la fin de leurs tourments».

Phare. Avant d’occuper en Sorbonne la chaire d’histoire de la philosophie moderne, puis en 1987 celle de métaphysique, Nicolas Grimaldi, aujourd’hui professeur émérite (né en 1933), a enseigné au lycée de Colmar, à l’hypokhâgne de Janson-de-Sailly et de Molière, à la khâgne de Jules-Ferry, aux universités de Brest, Poitiers et Bordeaux. Il a formé des générations d’étudiants, fascinés par la beauté de sa langue, la finesse de la pensée, un brio et une virtuosité qui l’a souvent fait comparer à Vladimir Jankélévitch, dont il est un admirateur. Son nom eût été sans doute plus connu si, socialiste déçu, juge sévère de Mai 68, il n’avait délibérément choisi, hors des amphithéâtres, la discrétion, le «regard éloigné» et une «retraite» de gardien de phare, si peu métaphorique qu’elle le fait vivre seul, entre Saint-Jean-de-Luz et Hendaye, dans l’ancien sémaphore de Socoa.

Spécialiste de Descartes, situant sa réflexion à l’interface de la métaphysique, de l’éthique, de la littérature (Leopardi, Proust, Pessoa, Amiel, Kafka, Simenon…) et de l’art, Grimaldi est cependant l’auteur de près d’une trentaine d’ouvrages, dont certains ont trouvé leur public, qui étendent à des thèmes toujours proches de l’expérience de chacun - la liberté, l’amour, le désenchantement, la jalousie, la solitude, les préjugés, le paradoxe, la traîtrise, la banalité - les intuitions de son premier livre, le Désir et le Temps (1971), dans lequel était exhibé le caractère fondamentalement métaphysique des faits de conscience. Il publie aujourd’hui Une démence ordinaire, dans lequel il montre comment certains leurres de la conscience conduisent, via «les vertiges de l’imaginaire», au fanatisme.

Si le temps est la réalité de la conscience, alors l’attente, en tant que «présence qui se transcende elle-même vers l’avenir», en est l’étoffe : avant même qu’on puisse prendre conscience de quoi que ce soit, il n’y a dans la conscience, si on peut dire, que «la pure attente de l’intuition à venir». Ainsi posée, l’attente joue de bien mauvais tours, dont le plus subtil est celui de «vivre dans l’illusion que ce qui est important n’est pas encore commencé». La conscience elle-même se trouve piégée : puisqu’elle est attente avant d’être, elle se condamne à attendre ce qui n’est pas et à se morfondre dans ce qui est, à déconsidérer et mépriser le présent, comme le disait Pascal. On l’éprouve tout au long de la vie : on peut certes se réaliser tant bien que mal avec ce qu’on est et ce qu’on fait, mais on se réalisera pleinement quand viendra la prochaine chance, la prochaine opportunité, la fonction, la rencontre, la proposition, l’œuvre, l’occasion prochaines.

Fantasmes. D’où la tentation d’abandonner «la réalité de ce qu’on sent, pour la réalité qu’on joue», pour un théâtre dans lequel serait aboli tout écart entre réel et irréel, et où l’illusion du bonheur serait gommée par le bonheur de l’illusion. Grimaldi appelle ce tour de passe-passe, la croyance. Non pas la croyance en tant que connaissance incertaine, n’attendant que la vérification et le savoir certain pour disparaître, mais la croyance en tant que passion, qui nous fait adhérer à des fantasmes en leur donnant une consistance de réalité. «Quoi qu’un homme ait poursuivi et quoi qu’il ait attendu, rien ne le contente», puisqu’infinis sont les possibles ouverts à son attente. Alors de deux choses l’une : on n’attend plus rien de la vie, ce qui est une façon de la faire mourir, ou on «attend tout», ce qui exige la médiation de l’imaginaire. «Que concevons-nous ou qu’imaginons-nous qui ne laisse plus rien à attendre ? Ce ne peut être que l’infini (auquel on ne peut rien ajouter), l’éternité (par rapport à laquelle rien n’est à venir), la perfection (aussi soustraite au possible qu’au temps, puisqu’on n’y peut ajouter ni retrancher), la plénitude, ou la béatitude (identifiée par les livres saints à une éternelle jouissance de l’infini).»

Comment ne pas croire, quitte à «déléguer» sa propre vie, à une instance suprême qui promet toutes les formes de l’absolu et efface le malheur de la précarité et l’insatisfaction de l’existence ? Comment ne pas se laisser envoûter par la croyance qu’existent des sectes, des partis politiques, des idéologies, des «affections» sportives, des religions, etc., qui «apportent tout», le bonheur, la joie, le bien, la justice, la liberté, le sens de la vie, le progrès, les lendemains qui chantent, la vie éternelle ? Telle est la «démence ordinaire», qui a fait adhérer «tant d’hommes épris de vérité aux plus extravagants mensonges et tant d’homme épris de justice à des régimes de terreur», tel est le levain du fanatisme qui, plaçant tout le bien d’un côté et tout le mal de l’autre, justifie qu’on massacre ceux qu’on estime être du mauvais côté.

source texte Par ROBERT MAGGIORI


Nicolas Grimaldi
Une démence ordinaire
PUF, 270 pp., 19 €.