Jullien construit un face-à-face entre la « méthode » européenne et la « voie » chinoise. Deux modes d’efficacité différents sont pensés dans chacun de ces mondes, linguistiquement et historiquement indifférents l’un à l’autre jusqu’au 19e siècle. Le monde européen modélise. Il s’agit de concevoir une fin – un telos – et de délibérer correctement afin d’identifier les moyens adéquats à l’atteinte du but visé. L’efficacité réside dans la réussite de l’application du modèle choisi au réel, de telle manière que celui-ci s’y conforme. C’est un réel saisi depuis l’extérieur qui est ainsi conçu. L’action doit opérer sur lui comme un geste ponctuel, décisif et hétérogène à son objet. Le projet doit être élaboré comme une suite coordonnée d’actions à exécuter, conformément à un plan établi, avec « méthode ». L’efficacité dépend des outils, de l’adéquation des moyens en vue de la fin et de la volonté de celui qui agit afin d’atteindre l’effet souhaité et d’ainsi modifier le réel.
La figure incarnant l’efficacité nous est familière : le démiurge (l’architecte) qui crée un nouvel état de choses. Mais la nature résiste à nos efforts ; des imprévus surviennent qui perturbent nos plans. « Le stratège [occidental] s’engage dans la bataille comme le pilote s’embarque sur la haute mer [...].18 » S’il vainc, on louera son coup de génie ou on saluera sa chance. Le héros, figure complémentaire de celle du démiurge, doit être béni des dieux. Sur papier, la situation est simple : un objectif (telos) et un plan d’action (methodos). Puis vient l’application et s’y greffent les circonstances, et la volonté et l’héroïsme qu’il faut leur opposer. L’efficacité (européenne) est celle du marin.
François Jullien dégage, en Chine, une autre pensée de l’efficacité – qu’il nomme « efficience » – qui n’a pas à projeter un plan sur le réel ni à déterminer l’adéquation des moyens aux fins. Si l’efficacité européenne résulte d’une application d’un modèle en vue d’une fin, l’efficience chinoise résulte d’une exploitation19 du potentiel de la situation. Le potentiel de situation est à entendre au plus près de ce qu’en physique on appelle l’énergie potentielle20. Il s’agit, pour le stratège chinois, de manipuler les conditions de manière à ce que les effets, impliqués par la situation, viennent d’eux-mêmes : « aider ce qui vient tout seul21 ». Le grand général n’est pas un héros qui, par son génie et sa chance, sort victorieux d’une bataille difficile et dangereuse. Au contraire, il ne s’engage dans la bataille qu’au moment où la situation est à son potentiel le plus élevé, lorsque l’eau accumulée en altitude va d’elle-même dévaler la pente et tout emporter sous son passage : « le grand général gagne des victoires faciles22 ». Ainsi, par exemple, le courage et la lâcheté ne sont pas des caractéristiques que l’on possède en propre mais sont produites par la situation. En fonction du potentiel de la situation, « les lâches sont braves » ou « les braves sont lâches23 ». L’effet découle de manière indirecte des conditions aménagées, et non pas directement sous l’effet d’une action qui tirerait sa force de la volonté des sujets. Le sage ou le stratège opèrent en amont, lorsque rien n’est encore cristallisé, et indirectement, sans effort sur le cours des choses et, par conséquent, sans résistance. En face d’une efficacité pensée en termes de moyens et de fin, F. Jullien dessine une efficience dont le ressort est le rapport des conditions aux conséquences.
« Le malentendu grec à cet égard est d’avoir tenu confondus ce qui est de l’ordre du but et ce qui est de l’ordre du résultat ; ou plutôt, plus insidieusement, d’avoir couché la logique de la conséquence sous celle – hypertrophiée – de la finalité : celle des processus sous le modèle de l’action et de la visée.24 »
L’efficience (chinoise) est discrète, continue et processive. La transformation se joue en amont de l’effet, au stade de l’invisible, lorsqu’aucune singularité n’est actualisée. Le stratège ou le sage font discrètement et indirectement croître le potentiel de la situation, en s’appuyant sur des facteurs favorables, en les favorisant. Il s’agit de faire en sorte que l’eau s’accumule en altitude, petit à petit, insensiblement, jusqu’à ce que, naturellement, d’elle-même, le potentiel soit tel qu’elle emporte tout sur son passage en s’engouffrant dans le relief qui lui a permis de s’accumuler, alors que dans le même temps, elle le modifie. Une autre image récurrente est celle du travail de la terre. La plante pousse d’elle-même ; il ne faut que – mais tout qui tente d’entretenir un potager sait que c’est déjà beaucoup – ameublir la terre, sarcler, biner autour de la pousse : « favoriser ce qui lui est favorable », aider son développement spontané. F. Jullien raconte l’histoire, tirée du Mencius25, d’un agriculteur qui, revenant chez lui, épuisé par sa longue journée de travail, explique à sa famille qu’il a passé la journée à tirer sur chacune des pousses de son champ, une par une, pour accélérer leur croissance. Le lendemain, il découvre un champ désert et ses plantations mortes. Cette histoire illustre l’inefficacité de l’action directe qui cherche à atteindre un but par le chemin le plus court : visée, volonté, effort. L’erreur inverse est de ne rien faire du tout, de négliger le champ. Il convient d’accompagner le procès de croissance spontanée de la plante, par un conditionnement continu, discret et indirect. L’efficience est celle de l’agriculteur.
EXTRAIT
Denis Pieret, «Efficacité et efficience selon François Jullien», Dissensus, N° 4 (avril 2011)
http://popups.ulg.ac.be/dissensus/document.php?id=1151
http://popups.ulg.ac.be/dissensus/document.php?id=1151
Quelques mots à propos de : Denis Pieret
Denis Pieret est chercheur à l’Unité de recherches en philosophie politique et philosophie critique des normes à l’Université de Liège.