2009-07-17

LA VILLE À VIVRE



Futuribles
No. 354 (juillet-août 2009)
ÉDITORIAL DU N°354


Ce numéro spécial de la revue Futuribles, très largement orchestré par Jean Haëntjens, est essentiellement consacré à l’avenir des villes européennes, aux atouts qu’elles détiennent pour jouer un rôle pionnier dans la nécessaire réinvention de la ville comme espace au sein duquel se tissent (ou devraient se tisser), par excellence, les liens qui nous permettent de faire société, de créer entre les générations et entre les peuples de cultures différentes ce qui caractérise la cité. Une cité qu’il nous a fallu, depuis l’origine des temps, en permanence réinventer et qui se trouve aujourd’hui en première ligne pour relever le défi de ce qu’il est convenu d’appeler le « développement durable », appréhendé dans sa dimension aussi bien économique que sociale et environnementale.

Ce numéro, introduit par un article de Jean Haëntjens, part, comme dans tout exercice de prospective, d’une rétrospective sur les villes européennes depuis ce que l’on désigne par « les villes éclatées » des années 1960-1970 — archétypes de la ville non soutenable — jusqu’à la ville durable, en passant par la « ville lumière » dont le corollaire était l’essor des espaces périurbains, plus ou moins obscurs. En lisant et relisant les textes ici rassemblés, me reviennent à l’esprit les analyses si éclairantes d’un auteur par trop oublié, Lewis Mumford, urbaniste, historien et philosophe américain (1895-1990) qui, bien après Boileau dénonçant les « embarras de Paris », nous explique comment la cité médiévale s’est effondrée après le XVe siècle, certes en raison du déclin de la foi religieuse, mais aussi à cause de l’introduction des véhicules sur roues, jointe à un besoin de vitesse ayant fait « éclater ses rues trop étroites ».

Sans en rappeler ici les détails, voici en effet comment Lewis Mumford explique la mutation d’alors et l’avènement de la « cité baroque » : « En France, en 1563, le Parlement supplia le roi d’interdire les véhicules sur roues dans le centre de Paris. Ce même besoin se manifesta de nouveau au XVIIIe siècle. Néanmoins le nouvel esprit dans la société était du côté des transports rapides. L’accélération du mouvement et la conquête de l’espace, le désir fiévreux d’arriver quelque part étaient des manifestations [d’une] volonté de puissance envahissante. » Mais cette volonté de puissance aujourd’hui s’exprime sans doute de manière différente, non plus dans la course au gigantisme que dénonçait déjà Mumford (qui rappelait pourquoi l’extension des premières cités se limitait « à la portée de la voix ou au temps d’une promenade ») ou dans le développement de mégalopoles, mais dans la nécessaire réinvention de la ville en fonction des exigences particulières des temps modernes.

C’est cette préoccupation qui constitue la trame essentielle de ce numéro spécial : la nécessaire réinvention de la ville non plus comme espace fermé (« la ville forteresse ») mais comme nœud d’un réseau qui aujourd’hui s’étend au niveau de la planète entière, se trouve donc en compétition (Gérard Collomb nous explique pourquoi le terme de « coopétition » lui paraît mieux adapté) avec toutes les autres villes sur une série de critères telles leur compétitivité, leur attractivité, leur « connectivité », leur qualité de vie… ; ceux-là donnant lieu à de très nombreux classements (voir notamment l’article d’Émile Hooge).

Un des défis les plus saisissants que doivent ainsi relever les villes en ce début de XXIe siècle est bien de savoir trouver le bon équilibre entre des fonctions qui semblent a priori contradictoires : être des lieux à la fois ouverts sur le monde et ferments de modernité, tout en sachant préserver et valoriser leur patrimoine naturel et culturel, en même temps que des espaces d’échanges, de découverte et d’invention. Là encore, on retrouve une préoccupation chère à Mumford qui insistait sur le fait que les villes devaient favoriser la diversité des activités indispensables à l’épanouissement humain. Ce sont des espaces d’échanges sur l’axe du temps, avec les morts à travers les souvenirs qu’ils ont laissés (œuvres d’art, monuments publics…) et entre les générations. « Il faut, écrivait-il encore, que les planificateurs tiennent compte des besoins de tous les âges, que dans la ville on puisse se sentir chez soi du premier jour de sa vie au dernier. » Ainsi dénonçait-il la segmentation sociale et le fait que les villes modernes aient été conçues exclusivement pour les adultes au mépris des enfants, des adolescents et des personnes âgées…

Dans le même esprit, il s’érigeait contre une spécialisation excessive des lieux et des gens, spécialisation qu’il estimait nuisible à l’épanouissement humain. Ainsi, écrivait-il, « à défaut de pouvoir recréer dans les villes un environnement qui permette à chacun d’être tour à tour berger, jardinier, menuisier et philosophe, qu’on s’efforce au moins de ne pas rendre le travail incompatible avec le loisir ». Ainsi, bien avant que l’on parle de développement durable, fait-il implicitement allusion à ce que l’on appelle, dans ce numéro de Futuribles, « la ville à vivre » et, incidemment, aux moyens de transport. Sans cacher la préférence qu’il accordait à la marche à pied, il n’excluait pas que d’autres systèmes de transport se développent, non sans répéter qu’il ne s’agit, en l’espèce, que de moyens et qu’il faut les adapter aux finalités humaines.

L’une des finalités les plus chères à l’auteur étant que l’ouvrier puisse, pour se rendre à son travail, faire une promenade qui le mette en contact avec des êtres, des scènes et des objets qui réchauffent le cœur. Il est, du reste, intéressant, que dans l’article que Jacques Dufresne consacre à Mumford, il souligne lui-même combien le cœur de plusieurs grandes villes semble avoir recommencé à battre depuis que le gaz carbonique y a été remplacé par le parfum des fleurs. Peut-être en revanche n’avait-il pas anticipé la révolution qui allait intervenir avec la diffusion des technologies de l’information et de la communication, qui a entraîné une désynchronisation des lieux et des temps qu’explicite Jean Viard d’une manière particulièrement saisissante…


Hugues de Jouvenel



1. DUFRESNE Jacques. « Mumford, ou la cité organique ». Revue Critère, n° 17, printemps 1977.