2013-10-02

La docte ignorance Broché de Nicolas de Cues



Achevée en 1440, La Docte Ignorance du cardinal Nicolas de Cues fait partie de ces livres qui ont profondément modifié le destin de la philosophie. 

Tirant les leçons à la fois de l'illimitation du monde et de l'éclatement de la chrétienté, il propose une singulière méthode de connaissance qui, par tout un jeu de coïncidences des opposés, de conjectures et d'approximations, défie les savoirs traditionnels et leurs certitudes démonstratives pour mieux penser l'infini et conjurer le scepticisme auquel il peut conduire. Conjuguant théologie, physique, métaphysique et mathématiques, l'ouvrage réussit à concilier la dignité de l'homme et l'univers infini de la nouvelle cosmologie.



 A partir de la tradition néoplatonicienne et de l'école mystique rhénane dont il s'est nourri, Nicolas de Cues, qui inspira des penseurs aussi différents que Giordano Bruno, Pascal et Leibniz, prend ainsi définitivement congé des vieilles métaphysiques de la création pour jeter les fondements de la modernité.


2013-05-01

Les grandes villes et la vie de l'esprit de Georg Simmel



Pour nous autres, la grande ville est devenue un milieu naturel. A tel point que nombre d’entre nous choisissent de consacrer leurs vacances à découvrir d’autres métropoles, trouvant là les paysages conformes à leurs attentes. Mais il n’en a pas toujours été ainsi et même aujourd’hui les ruraux ou les habitants des villes de moindre taille témoignent souvent de leur difficulté à s’acclimater à la grande ville, à sa vitesse, au rythme rapide où se succèdent les
impressions, les rencontres, les stimuli de toute sorte, désarçonnés par ce qui leur apparaît comme l’indifférence générale de ses habitants et l’anonymat qui les enveloppe.

 Témoin de la naissance d’une grande métropole, Georg Simmel livre ici des analyses de première main sur la formation du sentiment urbain à ses débuts, alors qu’il n’était pas encore devenu une « seconde nature » et sur le type de relations sociales qui s’y déploient. Entre 1871 et 1910 Berlin est en effet passée de 800 000 âmes à plus de deux millions pour atteindre quatre millions d’habitants en 1914. 

Au moment de la quitter à cette date, le sociologue déclarait : « le développement de Berlin coïncide avec mon propre développement intellectuel, le plus fort et le plus large ». Le texte de cette conférence de 1902, articulant avec finesse sociologie des grandes formations sociales et des interactions individuelles microscopiques peut être considéré comme fondateur de la sociologie urbaine.

Ce qui caractérise l’existence dans la grande ville, c’est selon Simmel « l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes », « la poussée rapide d’images changeantes, ou l’écart frappant entre des objets qu’on englobe d’un même regard, ou encore le caractère inattendu d’impressions qui s’imposent et s’opposent». C’est pourquoi elle réclame une plus grande capacité d’abstraction que la vie dans la petite ville, qui repose davantage sur la sensibilité au déjà connu et les relations affectives avec des concitoyens identifiables. Ainsi se crée chez l’habitant des grandes villes une compétence particulière, « un organe de protection – dit Simmel – contre le déracinement dont le menacent les courants et les discordances de son milieu extérieur : au lieu de réagir avec sa sensibilité à ce déracinement, il réagit essentiellement avec l’intellect ».

L’autre facteur de cette tendance à l’abstraction provient du fait que « les grandes villes ont toujours été le siège de l’économie monétaire », ce qui confère aux échanges entre les hommes une objectivité induite par l’empire des chiffres, et aux habitants une mentalité calculatrice qui s’accorde avec l’ampleur des flux économiques et commerciaux de la métropole, laquelle se comporte comme un gigantesque « marché » où consommateurs et producteurs ne se côtoient et ne se rencontrent jamais, et dont le seul trait commun devient la valeur économique abstraite de ce que les uns peuvent débourser et de ce que les autres peuvent produire. Comme le rappelle Philippe Simay dans sa copieuse et éclairante préface, « Marx et Engels, dans Le Manifeste du parti communiste, avaient déjà souligné le pouvoir de démystification sociale de l’argent, plongeant les valeurs les plus sacrées dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Le symbole de cette équivalence générale du chiffre, c’est l’omniprésence des horloges dans les grandes villes et des montres aux poignets des citadins. L’auteur de la Philosophie de l’argent s’accorde un instant ce rêve farfelu : « Si toutes les horloges de Berlin se mettaient soudain à indiquer des heures différentes, ne serait-ce que pendant une heure, toute la vie d’échange économique et autre serait perturbée pour longtemps. »

De tous ces éléments découle une autre caractéristique propre à l’habitant des grandes villes, un trait psychologique commun qui découle du processus d’adaptation au milieu spécifique : c’est le « caractère blasé », que Simmel désigne aussi comme une « mesure d’autoconservation au prix de la dévaluation de tout le monde objectif ».
 De là provient également l’attitude de réserve à l’égard des autres et du monde, sorte d’anesthésie préventive dans les relations sociales qui peut passer pour de l’indifférence ou de la froideur, une prise de distance qui peut tourner à l’aversion légère, voire à l’hostilité et à la répulsion réciproques. Autant que le lieu de la mixité sociale, la grande ville est l’espace du « cosmopolitisme », elle provoque des promiscuités, des frictions accidentelles qui viennent exacerber le sens de l’individualité. 
En outre, elle est également « le siège de la plus haute division du travail », au point que, comme le rappelle le sociologue, il y a eu à Paris le métier lucratif de Quatorzième : « des personnes signalées par des panneaux sur leur maison, qui, à l’heure du dîner, se tiennent prêtes dans un costume convenable pour qu’on vienne les chercher là où on se trouve treize à table ». Cela crée paradoxalement une forte interdépendance là où la culture individualiste de la grande ville vise au contraire à la distinction, à l’affirmation de sa particularité. D’où la recherche des signes distinctifs, à travers la mode, notamment, que l’auteur a étudiée dans un autre ouvrage, laPhilosophie de la modernité. L’apparence vestimentaire, unique moyen de gagner, en passant par la conscience des autres, une certaine estime de soi. « Car ici – je cite – la tentation de se présenter d’une façon mordante, condensée et la plus caractéristique possible, se trouve extraordinairement plus présente que là où les rencontres longues et habituelles veillent déjà à donner à l’autre une image sans équivoque de la personnalité. »

Jacques Munier
extrait du site :

2013-04-25

Des esclaves énergétiques de Jean François Mouhot




Des esclaves énergétiques:
réflexions sur le changement climatique
Préface de Jean-Marc Jancovici

« À travers sa consommation d’énergie, chaque Européen dispose désormais de 100 domestiques en permanence, qui s’appellent machines d’usine, trains et voitures, bateaux et avions, tracteurs, chauffage central, électroménager, tondeuse à gazon et téléskis »1
On entre un peu dubitatif dans un ouvrage affichant d’emblée une position que l’auteur assume comme possiblement outrancière : celle de comparer l’utilisation actuelle des énergies fossiles avec celle des esclaves aux siècles passés.
Et pourtant... À petites touches mesurées et prudentes, intégrant en elles-mêmes leurs propres contradictions2 et avec de solides arguments développés au fur et à mesure, Jean-François Mouhot3 finit par faire mieux que nous ébranler : cette comparaison plutôt surprenante a priori s’avère au total assez éclairante même si elle n’est pas, naturellement, parfaitement transposable.

Ce livre explore les liens historiques et les similarités entre esclavage et utilisation contemporaine des énergies fossiles et montre comment l’histoire peut nous aider à lutter contre le changement climatique. Il décrit d’abord le rôle moteur de la traite dans l’industrialisation au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne, puis explique comment l’abolition de l’esclavage peut être pensée en lien avec l’industrialisation.
En multipliant les bras «virtuels», les nouveaux esclaves énergétiques que sont les machines ont en effet progressivement rendu moins nécessaire le recours au travail forcé. L’ouvrage explore ensuite les similarités troublantes entre l’utilisation des énergies fossiles aujourd’hui et l’emploi de la main-d’œuvre servile hier, et les méthodes utilisées par les abolitionnistes pour parvenir à faire interdire la traite et l’esclavage. Ces méthodes peuvent encore inspirer aujourd’hui l’action politique pour décarboner la société.

«Un livre brillant en même temps que profondément troublant, fondé sur une série de comparaisons extrêmement perspicaces et imaginatives entre esclavage et énergies fossiles. Les conclusions sont tout autant convaincantes qu’inquiétantes»
David Brion Davis, Université de Yale
 Un volume 14 x 22 de 160 pages,
ISBN 978.2.87673.554.5, 2011, 17 euros

Jean-François Mouhot est docteur en histoire de l'Institut Universitaire Européen. Il est chargé de recherches à l'Université de Georgetown (Washington) et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris. Son premier livre, Les Réfugiés Acadiens en France (1758-1785) (Septentrion, 2009) a obtenu le prix Pierre Savard 2010.

Lire quelques extraits de presse
La tribune de J.-F. Mouhot sur leMonde.fr « Et nos enfants nous appelleront ‘barbares’ ».

Lire quelques extraits de presseLa tribune de J.-F. Mouhot sur leMonde.fr « Et nos enfants nous appelleront ‘barbares’ ».

2013-04-18

L’industrie de la contrainte de Frédéric Gaillard


IBM, Thales, Clinatec : un filet global de capteurs électroniques, des outils informatiques pour traiter des myriades de données, un laboratoire pour « nous mettre des nanos dans la tête ».
Nous entrons dans la société de contrainte. Au-delà de ce que la loi, les normes sociales et la force brute ont toujours imposé ou interdit aux sans-pouvoir, des innovations issues de l’informatique et des statistiques, des nano et neurotechnologies, des super-calculateurs et de l’imagerie médicale, permettent bientôt la possession et le pilotage de l’homme-machine dans le monde-machine. 
La gestion de flux et de stocks d’objets au lieu de la perpétuelle répression des sujets : macro-pilotage d’ensemble et micro-pilotage individuel. Voilà ce que montre ce livre à travers des cas concrets et leurs effets voulus autant qu’inéluctables.
 De ces exemples d’un mouvement général, il ressort : que la possession est l’état de ceux que gouverne une puissance étrangère (neuroélectronique) qui les prive de leur libre arbitre et en fait l’instrument de sa volonté ; que la guerre est une violence destinée à contraindre autrui à faire nos volontés ; que la technologie est la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens ; que l’innovation accélère sans fin le progrès de la tyrannie technologique. Que nul ne peut s’opposer à l’ordre établi ni au cours des choses sans d’abord s’opposer à l’accélération technologique.
128 pages | 12 x 18,5 cm | 2011
9,20 euros | isbn 978-29158306-2-0

2013-03-31

Le Tour de la France par deux enfants de G.bruno

Voici le best-seller, le chef-d’oeuvre de « lecture courante » en classe : Le Tour de la France par deux enfants. Publié en 1877, ce bréviaire, qui a aidé des millions de Françaises et de Français à s’armer en curiosité et intelligence, connut un succès sans précédent,avec 8 600 000 exemplaires vendus pendant un siècle ! Roman d’éducation à la française, ce Tour de la France est le récit du
voyage de deux enfants de 14 et 7 ans, André et Julien Volden, partis à la recherche de leur oncle.

 C’est le prétexte à un long périple à pied, en voiture, en bateau, dont chaque étape est l’objet d’une petite aventure qu’illustre généralement une maxime, une leçon de morale. Avec les deux jeunes garçons, le lecteur découvre les paysages et les activités des régions traversées, l’histoire de leurs grands personnages, la qualité humaine de leurs habitants, exaltant la fierté nationale dans la diversité des provinces.

Il est difficile de résister au charme nostalgique de ce petit livre illustré, à cette police de caractère typique d’une époque, celle de la France de Jules Ferry.



2013-03-07

Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde

Le Portrait de Dorian Gray est l'unique roman d'Oscar Wilde. Il le publie dans sa version définitive en 1891 . Cette œuvre hédoniste lui vaut une très grande notoriété, mais une partie du public anglais, sera choqué par l'immoralité du héros . Les nombreuses polémiques qui s'en suivront ne feront que renforcer le succès de Wilde

Dans sa préface, Oscar Wilde y développe sa théorie artistique :

"Dire d'un livre qu'il est moral ou immoral n'a pas de sens. Un livre est bien ou mal écrit - c'est tout."

Ce roman a pour héros, Dorian Gray, un dandy émerveillé par sa jeunesse et sa beauté, et qui mène une vie dissolue.

"Comme c'est triste! Je vais devenir vieux, horrible, effrayant. Mais ce tableau n'aura jamais un jour de plus qu'en cette journée de juin... Si seulement ce pouvait être le contraire! Si c'était moi qui restais jeune, et que le portrait lui vieillit! Pour obtenir cela, pour l'obtenir, je donnerais tout ce que j'ai! Oui, il n'y a rien au monde que je refuserais de donner! Je donnerais mon âme pour l'obtenir! "

Tels sont les mots que prononce le héros en admirant son propre portrait, que vient d'exécuter Basil Hallward, son ami peintre. Il tremble en pensant à sa jeunesse que le temps va emporter. Erreur funeste, car son vœu sera exaucé : l'aristocrate anglais va, certes, pouvoir rester éternellement jeune, mais ce vœu a un coût : c'est son portrait qui vieillira à sa place et qui sera progressivement marqué par les ans, les vices et les crimes.

Mesurant mal les conséquences de ce pacte, Dorian Gray célèbre les joies du temps présent. Libéré de tout obstacle, il goûte les plaisirs faciles. Très rapidement, il est gagné par la débauche et la dépravation et ne prône que jouissance, cynisme, et perversion. Incapable d'éprouver le moindre remords, il ne craint pas de devenir un assassin. Si les années passent, le visage éblouissant de Dorian Gray, lui, ne subit aucune altération. C'est son portrait, protégé de tout regard, qui accumule les stigmates de sa dépravation.

Un soir, Dorian Gray prend peur devant cet horrible tableau. Dans un geste désespéré, il le lacère avec un poignard. En fait, ce couteau, c'est  son propre coeur qu'il transperce. Au même moment son visage se métamorphose en celui du vieillard qu'il aurait dû être, abîmé par les cicatrices de la débauche. Le portrait, lui, reprend son éclat originel : celui d'un jeune homme à la beauté insolente.

2013-02-21

theorie générale et logique des automates de John Von Neumann



1948 un mathématicien de génie en entreprend la théorie. Dans un langage à la fois simple et rigoureux, John von Neumann se situe d'emblée au niveau des plus récentes recherches contemporaines (théorie des automates, théorie de la complexité). 



Né à budapest en 1903, John von Neumann est à l'origine de la construction du premier ordinateur. Considéré comme l'un des pères fondateurs de l'informatique, il en jette les bases théoriques, qui servent aujourd'hui encore dans nos micro-ordinateurs.

Surtout, il comprend dès 1950 que l'ordinateur n'est pas seulement un calculateur mais aussi une machine capable de travailler sur des informations autres que numériques. Il prévoit qu'une comparaison entre l'homme et la machine peut être fructueuse pour la science. S'intéressant alors à la biologie et plus particulièrement à la neurobiologie, il défend l'idée de réseaux de neurones formels, c'est-à-dire de machines conçues sur le modèle de notre cerveau, trente ans avant que de telles réalisations viennent sur le devant de la scène scientifique et technique.



Par là même, John von Neumann fonde les bases de ce qui deviendra la science des automates. 
Ce texte constitue donc un moment de l'histoire de la pensée scientifique et technique, en même temps qu'un document d'actualité, par le caractère prémonitoire de la réflexion.


2013-01-17

Traité de l'efficacité de Jullien François



Jullien construit un face-à-face entre la « méthode » européenne et la « voie » chinoise. Deux modes d’efficacité différents sont pensés dans chacun de ces mondes, linguistiquement et historiquement indifférents l’un à l’autre jusqu’au 19e siècle. Le monde européen modélise. Il s’agit de concevoir une fin – un telos – et de délibérer correctement afin d’identifier les moyens adéquats à l’atteinte du but visé. L’efficacité réside dans la réussite de l’application du modèle choisi au réel, de telle manière que celui-ci s’y conforme. C’est un réel saisi depuis l’extérieur qui est ainsi conçu. L’action doit opérer sur lui comme un geste ponctuel, décisif et hétérogène à son objet. Le projet doit être élaboré comme une suite coordonnée d’actions à exécuter, conformément à un plan établi, avec « méthode ». L’efficacité dépend des outils, de l’adéquation des moyens en vue de la fin et de la volonté de celui qui agit afin d’atteindre l’effet souhaité et d’ainsi modifier le réel.

La figure incarnant l’efficacité nous est familière : le démiurge (l’architecte) qui crée un nouvel état de choses. Mais la nature résiste à nos efforts ; des imprévus surviennent qui perturbent nos plans. « Le stratège [occidental] s’engage dans la bataille comme le pilote s’embarque sur la haute mer [...].18 » S’il vainc, on louera son coup de génie ou on saluera sa chance. Le héros, figure complémentaire de celle du démiurge, doit être béni des dieux. Sur papier, la situation est simple : un objectif (telos) et un plan d’action (methodos). Puis vient l’application et s’y greffent les circonstances, et la volonté et l’héroïsme qu’il faut leur opposer. L’efficacité (européenne) est celle du marin.

François Jullien dégage, en Chine, une autre pensée de l’efficacité – qu’il nomme « efficience » – qui n’a pas à projeter un plan sur le réel ni à déterminer l’adéquation des moyens aux fins. Si l’efficacité européenne résulte d’une application d’un modèle en vue d’une fin, l’efficience chinoise résulte d’une exploitation19 du potentiel de la situation. Le potentiel de situation est à entendre au plus près de ce qu’en physique on appelle l’énergie potentielle20. Il s’agit, pour le stratège chinois, de manipuler les conditions de manière à ce que les effets, impliqués par la situation, viennent d’eux-mêmes : « aider ce qui vient tout seul21 ». Le grand général n’est pas un héros qui, par son génie et sa chance, sort victorieux d’une bataille difficile et dangereuse. Au contraire, il ne s’engage dans la bataille qu’au moment où la situation est à son potentiel le plus élevé, lorsque l’eau accumulée en altitude va d’elle-même dévaler la pente et tout emporter sous son passage : « le grand général gagne des victoires faciles22 ». Ainsi, par exemple, le courage et la lâcheté ne sont pas des caractéristiques que l’on possède en propre mais sont produites par la situation. En fonction du potentiel de la situation, « les lâches sont braves » ou « les braves sont lâches23 ». L’effet découle de manière indirecte des conditions aménagées, et non pas directement sous l’effet d’une action qui tirerait sa force de la volonté des sujets. Le sage ou le stratège opèrent en amont, lorsque rien n’est encore cristallisé, et indirectement, sans effort sur le cours des choses et, par conséquent, sans résistance. En face d’une efficacité pensée en termes de moyens et de fin, F. Jullien dessine une efficience dont le ressort est le rapport des conditions aux conséquences.
« Le malentendu grec à cet égard est d’avoir tenu confondus ce qui est de l’ordre du but et ce qui est de l’ordre du résultat ; ou plutôt, plus insidieusement, d’avoir couché la logique de la conséquence sous celle – hypertrophiée – de la finalité : celle des processus sous le modèle de l’action et de la visée.24 »

L’efficience (chinoise) est discrète, continue et processive. La transformation se joue en amont de l’effet, au stade de l’invisible, lorsqu’aucune singularité n’est actualisée. Le stratège ou le sage font discrètement et indirectement croître le potentiel de la situation, en s’appuyant sur des facteurs favorables, en les favorisant. Il s’agit de faire en sorte que l’eau s’accumule en altitude, petit à petit, insensiblement, jusqu’à ce que, naturellement, d’elle-même, le potentiel soit tel qu’elle emporte tout sur son passage en s’engouffrant dans le relief qui lui a permis de s’accumuler, alors que dans le même temps, elle le modifie. Une autre image récurrente est celle du travail de la terre. La plante pousse d’elle-même ; il ne faut que – mais tout qui tente d’entretenir un potager sait que c’est déjà beaucoup – ameublir la terre, sarcler, biner autour de la pousse : « favoriser ce qui lui est favorable », aider son développement spontané. F. Jullien raconte l’histoire, tirée du Mencius25, d’un agriculteur qui, revenant chez lui, épuisé par sa longue journée de travail, explique à sa famille qu’il a passé la journée à tirer sur chacune des pousses de son champ, une par une, pour accélérer leur croissance. Le lendemain, il découvre un champ désert et ses plantations mortes. Cette histoire illustre l’inefficacité de l’action directe qui cherche à atteindre un but par le chemin le plus court : visée, volonté, effort. L’erreur inverse est de ne rien faire du tout, de négliger le champ. Il convient d’accompagner le procès de croissance spontanée de la plante, par un conditionnement continu, discret et indirect. L’efficience est celle de l’agriculteur.

EXTRAIT 
  Denis Pieret, «Efficacité et efficience selon François Jullien», Dissensus, N° 4 (avril 2011)
  http://popups.ulg.ac.be/dissensus/document.php?id=1151

Quelques mots à propos de :  Denis  Pieret

Denis Pieret est chercheur à l’Unité de recherches en philosophie politique et philosophie critique des normes à l’Université de Liège.