2010-12-15

Sociologie de la bourgeoisie - Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot




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Sociologie de la bourgeoisie
Par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot
Année : 2009
Pages : 128
Collection : Repères
Éditeur : La Découverte
ISBN : 9782707146823 - En ligne : 9782707163653








présentation 

Les discours sur l’effort individuel récompensé par le marché, sur les créateurs d’entreprise nouveaux maîtres du monde, sur les investisseurs institutionnels ou sur la « démocratisation » des placements financiers escamotent l’existence de la bourgeoisie. Pourtant, aucun milieu social ne présente à ce degré unité, conscience de soi et mobilisation. Ce livre lève un coin du voile qui recouvre les mystères de la bourgeoisie et montre ce qui constitue en classe sociale ce groupe apparemment composite. La richesse de la bourgeoisie est multiforme, alliage d’argent ? de beaucoup d’argent ? de culture, de relations sociales et de prestige. Comment les bourgeois vivent-ils ? Comment sont-ils organisés ? La bourgeoisie est-elle menacée de disparition ? Dans quelles conditions ses positions dominantes se reproduisent-elles d’une génération à l’autre ? Quel est le rôle des lignées dans la transmission de ces positions ? La bourgeoisie est-elle la dernière classe sociale ? C’est notamment à ces questions sur cet univers méconnu et qui préférerait le rester que répond ce livre rigoureux et accessible.



Sommaire de cet ouvrage

-Classe en soi et classe pour soi
-Individualisme théorique et collectivisme pratique
-Le vote de classe de la bourgeoisie
-Amalgame des pouvoirs et synthèse des intérêts de l'oligarchie
-Les vases communicants de la finance
-La consanguinité des conseils d'administration
-La bourgeoisie fait la loi
-Qui sont les « sages » ?
-Peu de sanctions pénales pour les délinquants en col blanc
-Les affaires EADS, Wildenstein et Cahuzac
-L'impunité des puissants
-L'illégitimité légalisée, mais jusqu'à quand ?



extraits 

Introduction


Le discours libéral soigneusement distillé par les membres de la grande bourgeoisie autonomise les différents aspects du monde social afin de masquer la réalité crue des rapports entre les classes sociales.

En effet,que ce soit dans la vie politique,dans l’économie et la finance ou dans l’univers médiatique, les élites acquises au libéralisme sont à la commande. Mais cela doit être caché pour éviter la prise de conscience de l’antagonisme de classe. La dénégation de la lutte des classes a pour objectif d’instituer le capitalisme en système économique et social « naturel », allant de soi, et donc intouchable.Le monde est comme il est et ne peut être autrement dans sa soumission à la volonté des vainqueurs. 

Experts et statisticiens, au moins certains d’entre eux, donnent une image de l’économie qui doit faire autorité pour que les privilèges soient reconnus comme des gratifications bien méritées par les rentiers, les héritiers, les affairistes et les grands patrons dont les revenus défraient la chronique. 

Ce déni de la possibilité de la volonté humaine de pouvoir construire un monde plus équitable est omniprésent dans les milieux les plus favorisés. La bourgeoisie veille à maintenir cette illusion des qualités personnelles comme premier facteur des réussites sociales, alors qu’elles sont pour beaucoup le fruit de l’héritage, des biens et des qualités socialement construits des anciens de la lignée.S’il existe encore une classe, c’est bien la bourgeoisie, ces familles possédantes qui parviennent à se maintenir au sommet de la société où elles se trouvent parfois depuis plusieurs générations. 

La société française du début du XXIe siècle est une société profondément inégalitaire. Les sociologues ont leur part de responsabilité dans la méconnaissance derrière laquelle s’abritent les processus de la reproduction.Les travaux sur la haute société sont rares, laissant dans l’ombre privilèges et privilégiés, et ce pour des raisons plutôt mauvaises que bonnes : la rareté des financements susceptibles de permettre de tels travaux, mais aussi la difficulté inhérente au fait de mener des investigations auprès d’agents occupant des positions dominantes, qui disposent de pouvoirs étendus et remettent ainsi le chercheur à sa place, dominée. La raison la moins mauvaise serait encore d’accorder la priorité aux problèmes sociaux et donc aux catégories vivant le chômage et les difficultés de tous ordres. Peut-on pour autant faire l’impasse sur les dominants, sur ceux qui tirent le plus grand profit de l’état des choses ? 

Ceux dont la fortune se chiffre en millions, voire en milliards d’euros.La recherche trouve aussi un obstacle de taille dans la collecte des informations et des observations. La haute société cultive la discrétion et le secret, sur son mode de vie, mais surtout sur les richesses accumulées. L’opacité est systématique et sourcilleuse lorsqu’il s’agit d’argent, un sujet tabou. L’arbitraire des privilèges, et des pouvoirs qui vont avec, doit rester caché. 

C’est la condition de la reproduction de l’ordre social. C’est pourquoi les documents fiscaux doivent être aussi bien gardés que ceux relevant du secret Défense.En raison même de ces obstacles, travailler sur les privilégiés est nécessaire. On ne saurait comprendre la société sans en connaître les sommets. 
L’information est certes lacunaire, l’enquête se heurte à des difficultés, dont l’une des plus perverses est certainement la maîtrise de la présentation de soi : par l’art de la conversation et le maintien du corps, le grand bourgeois contrôle l’image qu’il donne de lui-même, technologie sociale qui constitue une partie importante de son éducation et qui assure ainsi la métamorphose de qualités sociales en qualités naturelles. 

Le social modèle des « corps de classe ». Cela permet d’associer à la domination économique la domination symbolique et le consentement plus ou moins implicite des dominés. Si nous avons persisté à poursuivre nos recherches sur ces familles qui cumulent les pouvoirs et les richesses, c’est pour rendre visible,manifeste tout ce que ces familles doivent justement masquer a fin de préserver leurs privilèges.Mais qui sont ces familles, comment ce groupe apparemment composite constitue-t-il une classe sociale homogène ? La noblesse fortunée y coexiste avec les familles bourgeoises. Des industriels, des hommes d’affaires, des banquiers, de vieille souche ou de récente extraction, y voisinent avec des exploitants agricoles, des hauts fonctionnaires, des membres de l’Institut, des généraux. Un groupe dont la position se définit par la possession des moyens de production, qui peut aller de pair avec l’exercice du pouvoir économique, en tant que PDG par exemple, mais qui peut très bien se contenter d’une attitude rentière, assortie ou non d’une activité professionnelle.

INTRODUCTION

Les bourgeois sont riches, mais d’une richesse multiforme, un alliage fait d’argent, de beaucoup d’argent, mais aussi de culture, de relations sociales et de prestige. Comme les difficultés sociales se cumulent, les privilèges s’accumulent.La bourgeoisie est-elle une classe menacée de disparition,comme la noblesse autrefois ? Celle-ci n’a-t-elle pas fusionné avec les nouvelles élites ? Dans quelles conditions les positions dominantes se reproduisent-elles d’une génération à l’autre ? De nouvelles fortunes apparaissent et défraient la chronique. Sont-elles appelées à rejoindre la cohorte des nantis ? L’analyse diachronique met en évidence les processus de renouvellement des classes dirigeantes, mais aussi leur permanence à travers leurs différentes composantes. 

La constitution de lignées apparaît ainsi comme centrale dans les processus de la transmission des pouvoirs. La fusion de la noblesse et de la bourgeoisie la plus ancienne s’inscrit dans cette logique.Cette fusion va de pair avec la cohabitation dans les mêmes quartiers. Le pouvoir social étant aussi un pouvoir sur l’espace, la haute société exprime son unité profonde par la recherche systématique de l’entre-soi dans l’habitat et dans les lieux de villégiature. Cette ségrégation, qui est surtout une agrégation des semblables, produit un effet de méconnaissance par la séparation d’avec le reste de la société.Que se passe-t-il à l’abri des regards indiscrets ? 

D’abord une intense sociabilité, dont les enjeux sont beaucoup plus importants que ne le laisse supposer une expression comme « vie mondaine ».À travers celle-ci s’accumule et se gère une forme de richesse essentielle, le capital social. Un capital qui, comme le capital économique, ignore les frontières : il est lui aussi cosmopolite. La grande richesse se construit et se vit à l’échelle planétaire. « La » mondialisation est aujourd’hui « sa » mondialisation.La densité des relations conduit à une sorte de collectivisme paradoxal. Les familles mettent en commun une partie de leurs patrimoines et de leurs ressources dans le cadre des échanges incessants qui rythment leur vie. La richesse des uns vient ainsi accroître celle des autres par la médiation d’une sociabilité qui partage les valeurs d’usage, sans que, bien entendu, la propriété patrimoniale soit pour autant écornée.L’avenir de cette classe apparaît ainsi prometteur. Elle est à peu près la seule au début du XXIe siècle à exister encore réellement entant que classe, c’est-à-dire en ayant conscience de ses limites et deses intérêts collectifs. Aucun autre groupe social ne présente, à ce degré, unité, conscience de soi et mobilisation.

I. Qu’est-ce que la richesse ?

Les enquêtes et les sondages d'opinion révèlent une conception spontanée de la richesse fondée uniquement sur l'argent : être riche se définit économiquement. Les images insistent sur cet aspect, qu'il s'agisse de l'oncle Picsou de Walt Disney, des dessins anticapitalistes en URSS ou des caricatures de Plantu dans Le Monde, le riche est représenté croulant sous le poids de sacs rebondis de pièces d'or, ornés du symbole du dollar. Dans les réponses aux sondages la richesse est caractérisée par la possibilité d'acheter des biens de valeur, un yacht, un grand appartement, des loisirs et des voyages au loin, ou du temps libre avec l'embauche de personnel domestique. 

La richesse est ainsi réduite à sa dimension matérielle, à  l'achat de biens ou de services.Ces représentations ordinaires ignorent des dimensions essentielles de la fortune qui, pourtant, lui donnent son sens social et définissent l'appartenance à la bourgeoisie. Il s'agit du capital culturel et du capital social, de ces formes moins visibles que l'argent, mais qui contribuent à déterminer la position dans la société. 

Le capital culturel peut se matérialiser dans certains aspects du patrimoine : les vieilles demeures de la bourgeoisie sont des écrins qui abritent des objets et des œuvres d'art dont la valeur considérable est aussi culturelle.Quant au capital social, beaucoup moins aisément perceptible encore, il se donne pourtant à voir dans quelques occasions particulières où la haute société se célèbre dans des manifestations soigneusement mises en scène : les enterrements solennels, les grands prix hippiques, le bal des débutantes ou les soirées caritatives, avec dîners en robe longue et smoking…


II. Noblesse et bourgeoisie : les enjeux du temps

La noblesse française est une noblesse éteinte, aucun titre ou anoblissement ne pouvant plus être décerné depuis la chute du Second Empire. Toutefois une partie de la noblesse, malgré les pertes humaines subies au moment de la Révolution de 1789 et la confiscation de ses biens, a su se reconvertir et franchir les aléas du passage d'une société pour l'essentiel agricole à une société industrielle et bancaire. Des périodes comme celles du Premier et surtout du Second Empire ou de la Restauration ont été des moments décisifs pour cette reconversion.Il subsiste en France, selon les annuaires spécialisés, entre 3 500 et 4 000  familles nobles. 
Ces chiffres marquent un recul sensible : on en comptait environ 17 000 à la veille de 1789, pour une population globale bien moindre qu'aujourd'hui.Si l'on ajoute aux familles de la noblesse authentique celles qui portent un patronyme d'apparence noble, on atteint un total d'environ 10 000 familles. 

Les noms à particule sont courants mais ne signifient rien quant à l'appartenance véritable à l'aristocratie. Charles de Gaulle, le maréchal de Lattre de Tassigny, Valéry Giscard d'Estaing sont d'authentiques bourgeois. À l'inverse, les Decazes sont ducs, marquis et comtes, bien que leur patronyme ne comporte pas de particule. Il en est de même pour de nombreux barons dont les titres furent créés sous le Premier ou le Second Empire.En France, l'usage d'un titre usurpé n'est répréhensible que dans le cadre d'une procédure ou d'une démarche administrative…

III. Les espaces de la bourgeoisie

La ville, souvent abordée par les sciences sociales comme problème de société, est pourtant, aussi, un lieu où les familles les plus aisées s'épanouissent. Regroupées dans quelques quartiers bien délimités, elles y cultivent un entre-soi qui n'est possible que parce que le pouvoir social est aussi un pouvoir sur l'espace. Les familles de la grande bourgeoisie contrôlent les  lieux où elles vivent, qu'il s'agisse des grandes villes ou des lieux de villégiature où elles passent leurs vacances. Cet entre-soi géographique assure d'abord et avant tout l'un des plaisirs les plus universels, celui d'être en compagnie de ses semblables, de partager avec eux le quotidien, à l'abri des remises en cause et des promiscuités gênantes. Il est alors possible d'obéir sans retenue et sans mauvaise conscience aux injonctions et aux exigences des dispositions propres au groupe auquel on appartient.
Mais l'entre-soi résidentiel constitue aussi un élément des stratégies mises en œuvre pour assurer la reproduction des positions dominantes, avec l'éducation des enfants et le contrôle sur leurs relations. Cet entre-soi permet en outre le partage des richesses accumulées : les grandes fortunes, parce qu'elles sont voisines, forment un cadre de vie exceptionnel par la collectivisation des richesses singulières. La cumulativité des richesses est favorisée par le rapprochement spatial des fortunes familiales. La proximité physique facilite la sociabilité, travail social essentiel à travers lequel le groupe cultive et accroît l'une de ses richesses les plus vitales, le capital social…

V. Fabrication et entretien du grand bourgeois

La combinaison des différentes formes de capitaux qui définissent la richesse doit être transmise de génération en génération pour assurer le maintien des familles bourgeoises à leur niveau social. Cela suppose la maîtrise des conditions de la socialisation des jeunes enfants et des adolescents, et un contrôle efficace de l'éducation des futurs héritiers. 
Il faut que ceux-ci soient aptes à recevoir, à gérer et à transmettre les richesses multiples qui leur échoient. Fabriqué par des techniques éducatives spécifiques, le grand bourgeois doit aussi être entretenu en parfait état de conservation par des activités qui n'ont d'autre fin que de permettre aux intéressés de rester au sommet de la pyramide sociale.
Dans la noblesse et la grande bourgeoisie, la famille est au cœur du dispositif de la reproduction sociale. L'importance du nom comme emblème de l'excellence, qui ne saurait appartenir en propre à aucun des membres du groupe familial, est révélatrice de cette insertion de l'individu dans un ensemble qui le transcende, et qui lui donne d'ailleurs sa force. 
Le riche héritier est alors redevable de ses choix et de ses actes devant la famille, qui ne se limite pas à ses seuls parents en vie, mais qui englobe les ancêtres d'autrefois et les descendants du futur. Passer le relais est l'intense obligation. Toute l'éducation doit alors constituer l'héritier comme l'usufruitier de biens matériels, le portefeuille de valeurs mobilières, ou immatériels, le carnet d'adresses, qui ne lui appartiennent pas personnellement, mais qui sont la propriété de la lignée dont il n'est qu'un maillon…


VI. Une classe mobilisée

La bourgeoisie se construit continûment. Les bourgeois travaillent sans cesse à conforter la classe bourgeoise. Les collectifs, tels que la « bourgeoisie », la « classe dominante » ou l'« oligarchie », ne sont pas utilisés ici seulement par facilité d'écriture. Par un travail toujours recommencé, la classe entretient les limites qui marquent ses frontières, instruit ses jeunes générations, se préserve des promiscuités gênantes ou menaçantes. 
Fondée sur la richesse matérielle, la bourgeoisie atteint le statut de classe pleine et entière, selon les critères marxistes, par cet effort constant pour se réaliser en tant que groupe social. La bourgeoisie existe ainsi en soi, par sa place dans les rapports de production, mais aussi pour soi, par la mobilisation qu'elle manifeste dans son existence quotidienne en vue de préserver et de transmettre cette position dominante.

C'est dans les affaires, dans le monde de l'économie que se fonde le rapport entre les classes qui définit le capitalisme. Karl Marx a montré que la bourgeoisie est le produit de ce rapport d'appropriation privée des moyens de production qui lui permet de prélever une part de la plus-value produite par l'autre classe, constituée à travers le même rapport, le prolétariat. 
Bien que ces rapports d'exploitation aient beaucoup évolué depuis le XIXe   siècle, les héritiers Wendel, actionnaires du holding Wendel Investissement, sont tout autant capitalistes que François de Wendel, sidérurgiste lorrain, grand capitaine d'industrie, comme on disait volontiers à l'époque…






















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2010-12-06

une démence ordinaire Nicolas Grimaldi




Le philosophe Nicolas Grimaldi dissèque les mécanismes du fanatisme, «Une démence ordinaire»


«Egarés, nous le sommes tous.» Sur les chemins tortueux de l’existence se trouvent trop d’embûches, de mines, de culs-de-sac. Mais s’ils peuvent être accidentels, désarroi, égarement et délaissement semblent surtout tenir à la condition humaine. Aux hommes qu’on prive d’humanité, dans des camps d’extermination, la vie apparaît ne poursuivre qu’une seule et unique fin. «Ici et maintenant, notre but, c’est d’arriver au printemps. Pour le moment, nous n’avons pas d’autre souci», écrivait Primo Levi. Mais aux hommes libres se présente une gamme illimitée de choix, lesquels se dessinent et s’effectuent après une difficile navigation entre possible et impossible, perte et gain, dépendance et indépendance, opportunité, éventualité, nécessité, calcul, gratuité, intérêt, négociation avec soi-même et avec autrui. Si bien que, destinés à une infinité de vies possibles, tous se décident pour l’une avec le sentiment de s’être privé des autres.

On ne sait jamais ce qu’on devrait avoir accompli dans la vie pour ne point être saisi par l’impression de l’avoir perdue, car ce qu’on a acquis, modes d’être, qualités, fonctions, rangs et statuts, n’a été acquis qu’en se privant de tout ce qu’on aurait pu développer. Aussi les hommes, qui peuvent s’attendre à tout, sont-ils toujours en attente de ce qui viendrait combler le hiatus entre réalité et possibilités, mais savent cette attente vaine. C’est ce qui fait le malheur de l’existence, ou son «ordinaire échec». Comment le surmonter ? En effaçant toutes les bornes de la réalité, en l’«irréalisant». Les hommes sont malheureux, disait Spinoza, parce qu’ils «n’éprouvent jamais d’apaisement durable», et, de ce fait, accueillent «avec faveur les fictions nouvelles qui ne les ont pas encore trompés». Nicolas Grimaldi le reconnaît de même : il n’y a pas «si extravagante chimère que les hommes ne soient prêts à croire pourvu qu’elle leur fasse espérer la fin de leurs tourments».

Phare. Avant d’occuper en Sorbonne la chaire d’histoire de la philosophie moderne, puis en 1987 celle de métaphysique, Nicolas Grimaldi, aujourd’hui professeur émérite (né en 1933), a enseigné au lycée de Colmar, à l’hypokhâgne de Janson-de-Sailly et de Molière, à la khâgne de Jules-Ferry, aux universités de Brest, Poitiers et Bordeaux. Il a formé des générations d’étudiants, fascinés par la beauté de sa langue, la finesse de la pensée, un brio et une virtuosité qui l’a souvent fait comparer à Vladimir Jankélévitch, dont il est un admirateur. Son nom eût été sans doute plus connu si, socialiste déçu, juge sévère de Mai 68, il n’avait délibérément choisi, hors des amphithéâtres, la discrétion, le «regard éloigné» et une «retraite» de gardien de phare, si peu métaphorique qu’elle le fait vivre seul, entre Saint-Jean-de-Luz et Hendaye, dans l’ancien sémaphore de Socoa.

Spécialiste de Descartes, situant sa réflexion à l’interface de la métaphysique, de l’éthique, de la littérature (Leopardi, Proust, Pessoa, Amiel, Kafka, Simenon…) et de l’art, Grimaldi est cependant l’auteur de près d’une trentaine d’ouvrages, dont certains ont trouvé leur public, qui étendent à des thèmes toujours proches de l’expérience de chacun - la liberté, l’amour, le désenchantement, la jalousie, la solitude, les préjugés, le paradoxe, la traîtrise, la banalité - les intuitions de son premier livre, le Désir et le Temps (1971), dans lequel était exhibé le caractère fondamentalement métaphysique des faits de conscience. Il publie aujourd’hui Une démence ordinaire, dans lequel il montre comment certains leurres de la conscience conduisent, via «les vertiges de l’imaginaire», au fanatisme.

Si le temps est la réalité de la conscience, alors l’attente, en tant que «présence qui se transcende elle-même vers l’avenir», en est l’étoffe : avant même qu’on puisse prendre conscience de quoi que ce soit, il n’y a dans la conscience, si on peut dire, que «la pure attente de l’intuition à venir». Ainsi posée, l’attente joue de bien mauvais tours, dont le plus subtil est celui de «vivre dans l’illusion que ce qui est important n’est pas encore commencé». La conscience elle-même se trouve piégée : puisqu’elle est attente avant d’être, elle se condamne à attendre ce qui n’est pas et à se morfondre dans ce qui est, à déconsidérer et mépriser le présent, comme le disait Pascal. On l’éprouve tout au long de la vie : on peut certes se réaliser tant bien que mal avec ce qu’on est et ce qu’on fait, mais on se réalisera pleinement quand viendra la prochaine chance, la prochaine opportunité, la fonction, la rencontre, la proposition, l’œuvre, l’occasion prochaines.

Fantasmes. D’où la tentation d’abandonner «la réalité de ce qu’on sent, pour la réalité qu’on joue», pour un théâtre dans lequel serait aboli tout écart entre réel et irréel, et où l’illusion du bonheur serait gommée par le bonheur de l’illusion. Grimaldi appelle ce tour de passe-passe, la croyance. Non pas la croyance en tant que connaissance incertaine, n’attendant que la vérification et le savoir certain pour disparaître, mais la croyance en tant que passion, qui nous fait adhérer à des fantasmes en leur donnant une consistance de réalité. «Quoi qu’un homme ait poursuivi et quoi qu’il ait attendu, rien ne le contente», puisqu’infinis sont les possibles ouverts à son attente. Alors de deux choses l’une : on n’attend plus rien de la vie, ce qui est une façon de la faire mourir, ou on «attend tout», ce qui exige la médiation de l’imaginaire. «Que concevons-nous ou qu’imaginons-nous qui ne laisse plus rien à attendre ? Ce ne peut être que l’infini (auquel on ne peut rien ajouter), l’éternité (par rapport à laquelle rien n’est à venir), la perfection (aussi soustraite au possible qu’au temps, puisqu’on n’y peut ajouter ni retrancher), la plénitude, ou la béatitude (identifiée par les livres saints à une éternelle jouissance de l’infini).»

Comment ne pas croire, quitte à «déléguer» sa propre vie, à une instance suprême qui promet toutes les formes de l’absolu et efface le malheur de la précarité et l’insatisfaction de l’existence ? Comment ne pas se laisser envoûter par la croyance qu’existent des sectes, des partis politiques, des idéologies, des «affections» sportives, des religions, etc., qui «apportent tout», le bonheur, la joie, le bien, la justice, la liberté, le sens de la vie, le progrès, les lendemains qui chantent, la vie éternelle ? Telle est la «démence ordinaire», qui a fait adhérer «tant d’hommes épris de vérité aux plus extravagants mensonges et tant d’homme épris de justice à des régimes de terreur», tel est le levain du fanatisme qui, plaçant tout le bien d’un côté et tout le mal de l’autre, justifie qu’on massacre ceux qu’on estime être du mauvais côté.

source texte Par ROBERT MAGGIORI


Nicolas Grimaldi
Une démence ordinaire
PUF, 270 pp., 19 €.