La Trahison des élites : Christopher Lasch et l'implosion de la démocratie
"Il fut un temps où la menace venait des masses. Aujourd'hui, elle vient des sommets." Dès l'ouverture de La Révolte des élites (1996), Christopher Lasch retourne comme un gant la thèse d'Ortega y Gasset. Ce livre-testament, écrit à l'agonie, dévoile une oligarchie en rupture avec le peuple – et avec la démocratie elle-même.
Le nouveau nomadisme des élites
Lasch diagnostique un déracinement volontaire des classes professionnelles-managériales :
"Le prix de l'ascension sociale est un mode de vie itinérant. [...] Ils associent le domicile fixe aux voisins inquisiteurs, aux conventions hypocrites."
Ces élites se regroupent sur les côtes, "tournant le dos au pays profond", cultivant un mépris pour l'Amérique moyenne – jugée "ringarde", "réactionnaire" et "sexuellement répressive". Leur allégeance ? Un marché mondialisé où l'argent, le luxe et la culture pop circulent sans frontières.
Multiculturalisme : l'exotisme sans engagement
Leur adhésion au multiculturalisme révèle une conscience de touriste :
"Un bazar universel où l'on jouit de cuisines exotiques, de musiques tribales... sans s'engager sérieusement."
Cette consommation superficielle de la diversité, note Lasch, corrode le patriotisme et l'attachement aux communautés locales. L'élite ne se pense plus comme citoyenne, mais comme cliente d'un monde global.
La grande polarisation : gated communities vs misère
Les villes deviennent des champs de bataille sociaux :
"Nos grandes villes se polarisent ; la riche bourgeoisie intellectuelle se barricade dans des beaux quartiers [...] contre la misère qui menace de les submerger."
Les élites privatisent sécurité, éducation et santé, abandonnant l'espace public. Leur promesse ? Une "promotion sélective des non-élites" dans leur caste – jamais l'égalité réelle.
L'agonie du débat public
Le mépris des élites pour le peuple devient prophétie autoréalisatrice :
"Les 'gens de bien' doutent que le citoyen ordinaire saisisse les problèmes complexes. [...] Le débat démocratique dégénère en foire d'empoigne."
Résultat ? Un paradoxe toxique :
- Les Américains sont "inondés d'informations" mais "notoirement mal informés"
- Exclus du débat, ils perdent tout intérêt pour la chose publique
- "C'est le débat seul qui donne naissance au désir d'informations utilisables"
Universités : les savoirs en miettes
Lasch fustige la fragmentation des savoirs :
"Les minorités remplacent la culture commune par des black studies, feminist studies, gay studies... Une fois le savoir réduit à l'idéologie, il suffit de diaboliser l'adversaire."
Cette logique identitaire tue la confrontation intellectuelle. Pire : elle consacre le divorce entre théorie et pratique, entre "l'esprit et le corps".
Le testament d'un Cassandre
30 ans après sa mort, Lasch reste brûlant d'actualité :
- Les Gilets jaunes et le Brexit ont incarné la fracture élites/peuple
- Les campus sont des champs de bataille identitaires
- L'espace public se réduit à des "foires d'empoigne" médiatiques
"Les choses tombent en morceaux ; le centre ne peut tenir", citait-il Yeats. Son livre n'est pas un manifeste, mais un avertissement : une démocratie où les élites fuient leurs responsabilités civiques est condamnée à l'implosion.
"L'espoir est dans les communautés qui résistent à la dissolution."
Christopher Lasch, La Révolte des élites
Publié le 30 juin 2025 • Blog Littéraire