2012-10-24

Norbert Wiener, père de la cybernétique


Héros pathétique de l'âge de l'information.
 En quête de Norbert Wiener, père de la cybernétique 
de  Flo Conway et Jim Siegelman

Traduction de Nicole Vallée-Levi et présentation de Robert Valllée
Éditions Hermann ISBN : 9782705682941
420 pages – 16 x 24 cm – 2012

En 1906, Norbert Wiener fut appelé « l’enfant le plus remarquable du monde ». Enfant prodige, il entra à l’université à onze ans, obtint son doctorat à dix-huit puis commença sa brillante carrière au MIT. En 1948, il fut à l’origine d’une révolution scientifique avec son livre « La Cybernétique ou la commande et la communication chez l’animal et dans la machine » dont la toute première édition parut, à Paris, en anglais, chez Hermann (1948). Aujourd’hui, l’homme, son œuvre et ses mises en garde sont en partie oubliés.

Dans cette biographie, Flo Conway et Jim Siegelman, journalistes lauréats de plusieurs prix, sortent de l’obscurité le génie de Wiener et montrent de quelles nombreuses façons ses idées révolutionnaires influencent nos vies. Ils retracent l’odyssée internationale de Wiener, son combat sans répit contre ses crises maniaco-dépressives, ses travaux mathématiques fondamentaux, son œuvre technique qui joua un rôle important dans la victoire de la Seconde Guerre mondiale, enfin dans l’explosion de l’âge de l’information quand surgit la cybernétique sur la scène de l’après-guerre. Grâce à leurs entretiens avec sa famille et ses collègues, ils reconstituent une vie hors du commun marquée par des relations tumultueuses. En se basant sur des documents gouvernementaux récemment mis à la disposition du public, ils montrent comment le FBI et la CIA ont surveillé Wiener aux moments les plus forts de la Guerre froide.

La science que créa Norbert Wiener n’a fait que croître en importance dans la vie contemporaine.
 La « rétroaction », terme qu’il popularisa, concerne maintenant le machinisme automatisé, la technologie
 « intelligente », la communication humaine et est devenue d’usage courant. Mais il avertit aussi des dangers inhérents aux nouvelles techniques électroniques et biologiques qui peuvent échapper au contrôle humain. Il complète ainsi sa personnalité par une qualité de visionnaire du monde social qui s’ajoute à une œuvre mathématique exceptionnelle. L’histoire de cet homme brillant et doué de nombreux talents est fondamentale pour celui qui veut comprendre l’interaction de la technique et de la culture au XXIe siècle.

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Éditions Hermann - Catalogue

2012-10-20

Le processus de médiocrisation



Le processus de médiocrisation
(Extrait de "La Ville Cybernétique" de Nicolas Schöffer)

L'explosion démographique a mis en évidence un phénomène nouveau et grave dans la société occidentale: le nombre des médiocrisés se multiplie à mesure que celui des humains augmente, bien que le pourcentage entre l'élite et les médiocrisés reste le même.

Le terme de médiocrisation ne doit pas être pris dans un sens péjoratif, mais envisagé sous l'angle de l'évolution et de l'Histoire. La médiocrisation, c'est l'anomie, le manque d'information. Chaque individu étant pourvu de sens qui lui permettent de percevoir les phénomènes ambiants, d'enregistrer des informations, de les mémoriser, d'exercer sa combinatoire. La médiocrité résulte d'un niveau d'information extrêmement bas. Le fait d'empêcher les masses de s'informer ou de leur fournir des informations médiocres est une des causes de ce sous-développement.

Au cours de l'Histoire, la masse des médiocrisés a pris conscience de sa puissance quantitative. elle a su faire aboutir des revendications sociales qui découlaient de sa situation matérielle défavorisée, et obtenir progressivement des droits à la consommation, laquelle est devenue de nos jours la base de l'économie mondiale, le processus capital de notre société en expansion. Ce phénomène, inconnu auparavant, est aujourd'hui, sur le plan culturel, déterminant.

Au Moyen Age, le rôle culturel des masses sous-informées était insignifiant. Une aristocratie privilégiée et une "élite culturelle" surgie par autosélection traçaient les lignes de l'évolution générale dans le domaine de la culture. Paradoxalement, l'une et l'autre ont fait preuve d'une liberté d'action et d'un choix culturel incomparablement plus avancé que celui des classes dirigeantes d'aujourd'hui. Il en est résulté une production d'oeuvres de toute nature: architecturales, plastiques, philosophiques, musicales dont la qualité nous étonne encore.

L'élite culturelle médiévale a obtenu assez aisément le soutien de la classe régnante. Sa politique artistique, pratiquée d'abord pour des motifs religieux, utilisa les ressources de l'art avec une extrême intelligence. La messe fût le premier spectacle audio-visuel du monde occidental, admirablement structuré, programmé, synthèse parfaite de tous les éléments de base d'une oeuvre d'art totale: son, lumière, espace, ballet, mime, jeu symbolique. Cette mise en condition servait l'idée de religion - phénomène spirituel et politique - et facilitait la mainmise sur les médiocrisés. Mais en définitive, la médiocrisation des masses sur le plan esthétique était moins importante qu'aujourd'hui; leur nourriture artistique était de meilleure qualité. La classe dirigeante d'alors comprenait mieux le phénomène fondamental de l'art que celle des temps modernes.

L'évolution démographique a bouleversé cette situation qui était, en un certain sens, favorable au développement des différentes formes d'expression et à une sélection artistique optimale.
En constante expansion quantitative, la masse des humains a déclenché dans les sociétés occidentales des révolutions totalement justifiées sur le plan social. Leur émergence a eu une influence indirecte et progressive sur la diffusion massive des produits de consommation matériels et semi-culturels.

Les masses n'ont pris le pouvoir qu'en apparence. Il leur a vite échappé. Il a été accaparé non par une aristocratie ou par une élite mais par des spéculateurs surgis de ces masses mêmes. Des groupes nouveaux - industriels, capitalistes, technocrates - ont compris l'intérêt qu'il y aurait pour eux à manipuler l'énorme pouvoir représenté par les masses, support extraordinaire de la consommation. Ils ont compris qu'en les nourrissant avec des biens matériels et culturels, plus ou moins médiocrisés, adaptés à leur niveau, ils pourraient les maintenir à l'aide de slogans ou de théories politiques, dans leur rôle de simples consommateurs destinés à alimenter leur puissance, et transmettre ainsi le pouvoir à de nouveaux groupes d'exploiteurs.

Issus des anciennes masses manipulées par les féodaux, ils sont devenus à leur tour les aristocrates d'une nouvelle société féodales aux apparences démocratiques. Tromperie évidente: ces nouveaux maîtres font croire à leurs victimes qu'elles détiennent le pouvoir et font partie d'un système démocratique au titre d'éléments positifs et déterminants. En instaurant leur nouveau système techocratico-financier et industriel de fabrication massive de produits de consommation matériels, les manipulateurs renforcent habilement le système répressif.

Lorsqu'il y a deux consommateurs pour un produit, sa fabrication n'offre aucun intérêt. Lorsqu'il y a mille consommateurs, l'intérêt est déjà plus grand. Lorsqu'il y a un million de consommateurs, cela représente un fait considérable, et permet la mise en place d'un certain pouvoir. Si nous sautons à cent millions, ou à un milliard d'individus, le caractère quantitatif de cette expansion massive des consommateurs transfère à cette masse un pouvoir de consommation extraordinaire qui est aliéné par des groupes de distributeurs et de fabricants. Dans la société actuelle, ce ne sont pas les consommateurs qui déterminent leurs propres besoins, ce sont les groupes qui se sont emparés de la production, qui les déterminent par toutes sortes de moyens, dont la médiocrisation.
L'abaissement du niveau culturel qui en résulte est une atteinte grave à la liberté et à la dignité de l'homme. Cette médiocrisation générale est aujourd'hui un fait accompli. On ne peut la supprimer d'un jour à l'autre par un trait. Par ailleurs, ce n'est pas le système actuel d'enseignement, qui ne touche qu'un secteur privilégié et est basé sur des concepts périmés, qui changera quelque chose. Quant au système informationnel, son inadaptation et sa carence totale paralysent son rôle éducatif et démédiocrisant qui pourra être, un jour, considérable.
Suffisamment évolué sur le plan technique, le réseau informationnel n'est ni organisé, ni utilisé pour injecter aux masses des nourritures culturelles authentiques.
Le fait d'avoir réussi à mettre sur pied un réseau de télévision qui permet aujourd'hui d'informer simultanément des centaines de millions de téléspectateurs n'a rien fait progresser. Une infrastructure est là, mais sans contenu, sans programme étudié, sans organisation capable d'exploiter cette infrastructure efficacement. Elle est, pour le moment, au service de la médiocrité. Imaginons qu'un chercheur, dans deux siècles, choisisse une date en 1968, examine tous les journaux, les programmes de radio et de télévision, passe en revue ce qui a été distribué aux consommateurs d'informations, il ne trouvera pas plus de 0,3% d'informations ayant une valeur quelconque sur le plan culturel ou historique, situées dans une perspective du futur et dignes d'être retenues comme document. Ce n'est un secret pour personne: derrière l'information se cachent d'autres motivations qui servent des desseins et des intérêts plus ou moins avoués, économiques, financiers, industriels, politiques.
Quels sont aujourd'hui les rapports entre les masses et ce qu'on appelle les élites? Quels pourront être les développements sociologiques de ce rapport?
Il faut bien le constater: dès le début de l'explosion démographique, une fraction de l'élite intellectuelle, représentée par lesscientifiques, a commencé à prendre le large et à se créer une situation privilégiée, favorisée dans un certain sens par le fait que son travail facilitait l'industrialisation des produits de consommation. Ce sont les scientifiques, en effet, qui ont élaboré une nouvelle technologie permettant un rendement de plus en plus massif d'un pris de revient de plus en plus réduit. Dans une première phase, les scientifiques ont été obligés de s'associer avec des groupes d'intérêt financiers et industriels pour développer leurs recherches, les moyens considérables qui leur sont nécessaires ne pouvant être fournis que par l'État ou par les grandes entreprises organisées en fonction des problèmes quantitatifs.

La science a facilité ainsi l'augmentation quantitative de produits plus ou moins médiocres.
Mais l'homme de science n'a pas été seulement utilisé, il est devenu complice de cette féodalité nouvelle, la science jouant un peu le même rôle que la religion dans le passé, qui a cru se servir de l'art, alors que l'art s'est servi d'elle. Aujourd'hui d'ailleurs, l'art commence déjà à se servir de la science de la même façon.
Devant l'éclosion de cette caste de scientifiques, qui prenait de plus en plus en main le destin de l'humanité, les médiocrisés ont fermé les yeux.
Nous sommes arrivés devant un fait accompli: la formation d'une élite scientifique et technocratique, qui s'est emparée très habilement d'un secteur vital, car elle a pris soin de ne pas présenter cette prise de pouvoir progressive sous sa forme véritable, mais comme une source permanente d'amélioration des conditions sociales.
Scientifiques et technocrates, s'engageant dans une série de compromis, orientant leurs recherches dans le sens d'une production massive de produits, ont soigneusement évité de toucher aux véritables problèmes culturels. Ils savent fort bien que si les masses reconnaissent volontiers leur incompétence en matière scientifique et technologique, tout en profitant d'un façon évidente mais superficielle des produits de ce secteur, elles ne souhaitent pas être approvisionnées en produits culturels dont la compréhension et la jouissance leur échappent, considérant tout naturellement ces produits comme superflus et inadaptés à leur niveau d'information.

Ni les scientifiques, ni les techniciens ne se penchent d'ailleurs directement sur les problèmes culturels et esthétiques qui ne les intéressent pas, trop préoccupés par une énorme tâche à accomplir. Tâche à la mesure de celle des esclaves égyptiens bâtissant les pyramides, qui, eux non plus, ne pouvaient se préoccuper de l'art, c'est-à-dire de ce qu'on allait placer au coeur des pyramides. On peut considérer cette multitude de techniciens, technologues, technocrates, scientifiques, etc., comme des esclaves en train de bâtir patiemment, chacun fixé sur son objectif isolé, l'infrastructure de nos pyramides futures. Ils participent ainsi indirectement à l'édification d'une voûte supérieure, l'esthétisation finale de l'humanité.

Les effets scientifiques sont pourtant éphémères. L'homme de science peut être considéré comme un rouage important, inséré dans un énorme ensemble de rouages imbriqués les uns dans les autres. Mais dans ce mécanisme complexe qu'est la société, comparable si l'on veut à un système d'horlogerie, des assemblages nouveaux viennent sans cesse s'ajouter aux anciens. Sans arrêt, des rouages neufs s'introduisent dans cet ensemble expansionnel, et peu à peu certains d'entre eux perdent de leur importance par rapport aux autres. Ils vont presque jusqu'à s'atrophier, noyés dans l'ensemble d'un système devenant de plus en plus vaste quantitativement et qualitativement: la physique newtonienne, essentielle à un moment donné, n'est plus qu'une date dans l'Histoire.

 Ce système de rouages, s'amplifiant, englobant beaucoup d'espace-temps, puis disparaissant, c'est le reflet de l'entropie qui s'empare très vite de toutes les idées, de tous les objets, de tous les effets scientifiques et qui les use, à la différence des idées, objets et effets artistiques valables valables qui entrent dans un circuit actif grandissant. Ce sont pour ainsi dire des phénomènes négentropiques dans la société, les seuls d'ailleurs véritablement perturbateurs, au sens positif de ce terme.

La société passe par des phénomènes entropiques grandissants. Chaque phase évolutive est condamnée à mort dès son apparition, comme chacun de nous. La science se développe également par phases, et, dès son apparition, chaque idée scientifique est condamnée à disparaître et à céder sa place à une autre.

Un seul phénomène ne semble pas condamné à mort: le phénomène de l'art. L'énergie idéologique considérable déployée par les grandes créations artistiques a propulsé la société. Le passage d'une phase à l'autre de l'évolution se fait par l'intermédiaire de l'art. Il extrapole l'essentiel, le transcende et le résultat de chaque phase disparue subsiste à travers tous les produits esthétiques qu'elle a pu créer.

Mais, paradoxalement, aujourd'hui déjà, grâce aux scientifiques et aux technologues, on assiste à un bond en avant de l'activité créatrice artistique, préfiguration d'une subordination de la technologie et de la science à des intérêts supérieurs, culturels et esthétiques. Car, au lieu de se laisser asservir, l'esthétique devra un jour asservir la technologie et la science.

Le phénomène démographique oblige les scientifiques à des programmations à plus long terme, à des solutions plus complexes. Plus on travaille à long terme, plus les programmes élaborés touchent à des quantités d'informations grandissantes et à des masses de temps de plus en plus étendues. Cela suppose des moyens techniques perfectionnés, ainsi qu'un effort d'invention, de création, d'imagination considérable. C'est une des raisons pour lesquelles les scientifiques sont favorisés. Il est apparu, d'une façon d'abord inconsciente, puis de plus en plus manifeste que, sans leur concours, le problème du travail prospectif pour l'adaptation à cette quantité en expansion que représente la multitude grandissante de l'espèce humaine, n'était pas soluble.

La société s'est vue dans l'obligation de recourir à des scientifiques, dans son propre intérêt de survivance. Cela apparaîtra d'une façon plus évidente ultérieurement, quand les ressources énergétiques naturelles seront épuisées, et qu'il faudra trouver d'autres sources pour pouvoir maintenir l'expansion sur tous les plans. Sans le concours des scientifiques, ce n'est pas réalisable. Prolongement biologique de l'homme, la technologie leur doit ses progrès.

Un jour, grâce à la technologie hyperévoluée des scientifiques hyperévolués, on trouvera le moyen de supprimer l'inégalité de répartition de la matière grise, l'inégalité génétique qui a, jusqu'à présent, empêché une importante fraction de la société d'accéder à un état évolué, culturellement, esthétiquement, intellectuellement. Quand cette révolution scientifique permettra de réaliser la véritable libération, la véritable révolution sociale, elle perdra toute sa raison d'être et disparaîtra en tant que phénomène moteur. La technologie reprendra alors sa modeste place.

Pour l'instant, les technocrates et les scientifiques, par le truchement des industriels avec lesquels ils ont conclu un contrat tacite de collaboration, se maintiennent dans une situation privilégiée où ils ont tous les moyens d'investigation, de recherche et de réalisation à leur disposition, ainsi que l'appui des masses.

Tout cela crée un état de fait, contractuel et multiple, ou chacun admet sa supériorité ou son infériorité, selon les bénéfices apparents que chaque partie en retire. Phénomène dangereux et grave parce qu'une partie de l'élite se soumet finalement de compromis en compromis, à une situation qui favorise la médiocrisation de la société.

Les médiocrisés eux-mêmes, qui ne sont pas condamnés à la médiocrité éternelle, acceptent volontairement cette situation et essayent de la stabiliser, freinant ainsi le progrès général qui ne peut être que solidaire, c'est-à-dire non seulement scientifique et technique, mais aussi culturel et social.
Nous sommes ainsi arrivés aujourd'hui, provisoirement sans doute, à une période de sclérose, née aussi bien de l'opportunisme des castes de scientifiques et de technocrates que de la paresse intellectuelle des masses.

Dans cette situation, le rôle de tous ceux qui créent des produits esthétiques, culturels, est extrêmement complexe. Ils sont totalement coupés des masses et doivent travailler dans un isolement complet. Leur intégration sociale devient très difficile dès qu'ils refusent les compromis. Ils sont isolés aussi bien de l'élite régnante, scientifique et technocratique que de leurs associés qui manifestent d'ailleurs une méfiance profonde vis-à-vis de leurs recherches, en raison de leur irrationalité apparente. En outre, les technocrates ne concoivent pas l'introduction des produits esthétiques et culturels authentiques dans des circuits de consommation d'un niveau supérieur, qui ne correspondent pas à leurs concepts rationalistes et économico-politiques.

Ici, nous nous trouvons en face d'un conflit latent dont l'acuité n'est pas assez apparente, du fait que les groupes de créateurs artistiques et culturels authentiques n'ont pas pris suffisamment conscience de l'importance de leur rôle et de leur pouvoir.

Ils n'ont pas pris conscience non plus de la nécessité de s'unir, de s'organiser et d'imposer un nouveau cours à l'évolution, et de s'opposer à toutes les tentatives de médiocrisation ou d'exclusion de produits esthétiques réels, grâce à quoi cette espèce de sclérose culturelle pourrait être enrayée, permettant à la société de s'engager dans la véritable voie du progrès social. Elle serait approvisionnée de plus en plus largement en produits culturels constamment améliorés, et serait et serait informatisée à des niveaux de plus en plus élevés. La société pourrait ainsi entrer dans une ère où sa vie organique trouverait un équilibre grâce à la distribution rationnelle des produits de consommation matériels et culturels.

Pour cela, il serait nécessaire que les créateurs artistiques isolés, échappant à tout compromis, sortent de leur laboratoire, de leur tour d'ivoire, prennent conscience de leur situation et essayent de s'organiser pour imposer leur présence et leurs produits. Grâce à l'information culturelle qu'ils pourraient introduire d'une façon organique dans le corps social, ils provoqueraient des réactions de plus en plus virulentes, susciteraient des besoins et, enfin, feraient admettre la diffusion de leurs produits dans les circuits de consommation et dans les circuits d'information.

Nicolas Schöffer (1968)

2012-10-19


Le processus de démédiocrisation
(Extrait de "La Ville Cybernétique" de Nicolas Schöffer)

Le déséquilibre de plus en plus flagrant entre l'absorption grandissante des produits de consommation médiocres et la non-absorption des produits culturels réels déclenchera des conflits violents. Ils pourront provoquer une véritable le révolution qui amènera la sortie au grand jour des élites culturelles opprimées.

Autre cause de conflits futurs: le système actuel de récupération, de réinjection des produits esthétiques et culturels du passé, refondus et reconstitués, créant une sensation illusoire d'absorption de produits véritablement esthétiques et culturels.

Aujourd'hui, les exploitants offrent le passé aux masses pour les maintenir dans un état de sous-information permanent. On supprime pratiquement les produits de qualité, excepté le passé qu'on sert à satiété puisqu'il n'est plus gênant. Ce n'est pas ainsi qu'on prépare l'avenir.

Le problème des antiquités en est un exemple. Réellement anciennes ou fabriquées industriellement, elles constituent aujourd'hui l'environnement intérieur d'au moins 50% des cellules d'habitation françaises. Si les 50% restant ne possèdent pas ces reproductions, c'est que les moyens manquent, que la socialisation n'est pas suffisamment développée dans ce domaine pour permettre de doter chaque cellule d'habitation d'un mobilier Louis XV, Directoire, Empire, Napoléon III, etc.

La fabrication de ces faux produits est massive. On crée des besoins artificiels, stéréotypés. 90% des Français rêvent d'avoir un intérieur de "style". C'est là le côté inquiétant du problème. Jamais le passé n'incitera les individus à penser à l'avenir, c'est-à-dire à bouleverser l'état actuel des choses. Installés confortablement dans un environnement qui leur rappelle tout ce qui a été fait auparavant, ils ne pourront pas avoir de préoccupations prospectives. Le passé est un frein providentiel pour les manipulateurs et pour le système répressif actuel. C'est également une des causes de la collusion entre cette production du passé et les intérêts commerciaux de certains. Une forme d'art s'est associée d'une façon éhontée à l'entreprise, conservant les techniques périmées - architecture, sculpture, peinture de chevalet - pour créer de faux produits esthétiques fondés sur le passé. Leur apparence peut n'être pas très passéiste, leur essence l'est. A côté d'un mobilier à décor passéiste, toute cette énorme production techniquement aberrante d'artistes - conscients ou inconscients - qui envahit les intérieurs des cellules d'habitation a contribué puissamment au maintien de la médiocrisation de l'individu et des masses.

Néanmoins, il faudra un jour faire un choix. En Egypte, par exemple, le produit national ne suffit plus à sauvegarder les monuments du passé; ce pays est obligé de recourir à d'autres nations pour sauver ses vestiges. Si l'humanité continue à consacrer tant d'efforts au maintien des vestiges du passé qui s'accumuleront au fur et à mesure que notre passé s'agrandira, les siècles, les millénaires se succédant, fournissant d'autres vestiges, elle risque d'arriver à un point de non-retour où, en définitive, elle ne fera qu'entretenir des Versailles, des Louksor, etc. L'avenir lui échappera alors définitivement. Ce serait la mort de l'humanité, une forme de désintégration, un danger non moins grave que la bombe atomique.

En France, le système éducatif passéiste de l'Ecole des beaux-arts, dans un cadre périmé, est un des exemples types de la médiocrisation par l'introduction de produits du passé mal conservés, maintenus dans un état de pourrissement permanent et injectés dans un groupe qui accepte de le recevoir. D'ailleurs, enseigner la peinture de chevalet est aujourd'hui un crime. La seule chose productive qu'on puisse faire en sortant de l'Ecole des beaux-arts, c'est devenir peintre en bâtiment.

Dans la mesure où les musées sont au service de la culture - qui ne peut faire abstraction de la connaissance du passé -, ils sont nécessaires. Mais ils sont surtout utiles en tant que phénomène-indicateur de l'avenir. Ils ne devraient pas être conçus de façon à figer les individus dans le passé de l'humanité.

Au fur et à mesure que l'homme pénètre plus avant dans son avenir, il découvre aussi son passé par un double et logique mouvement de pénétration. Le carbone 14 nous permet de déchiffrer l'histoire de la matière, de tracer des graphiques passionnants, aux indices extraordinaires. Nous avons besoin d'explorer notre passé, branche substantielle mais non exclusive de notre activité. Il faut cependant se hâter de bâtir l'avenir; aujourd'hui , le phénomène d'accélération apparaît avec une telle acuité que si nous ne le préparons pas, nous risquons un accident précoce.

L'homme qui, à une certaine période de sa vie, oriente ses efforts et ses programmations vers l'avenir, vers l'organisation prospective de la masse de temps virtuelle qui est à sa disposition, peut aussi arrêter et inverser cette tendance, soit graduellement, soit brusquement, et retourner vers son passé, orientant une partie de son activité vers la valorisation, vers la répertorisation, vers la sélection de ses activités d'antan, abandonnant progressivement le développement de son avenir, temporairement rétréci, le négligeant jusqu'à sa fin physique. Longue agonie inconsciente qui est déjà une sclérose intellectuelle et imaginative, annonçant la mort physique inévitable, accélérant même, sans doute, sa venue. Le même phénomène se produit à l'échelle des groupes et des nations qui, eux aussi, à un certain stade de leur développement, ont tendance à se retourner vers leur passé au détriment de leur avenir. C'est le cas des pays vieux. Avec la différence que la masse de temps disponible d'une nation étant considérable, les convulsions de l'agonie peuvent renverser la situation si la tendance à la sclérose rétrospective est annihilée. Les grandes révolutions ont ainsi sauvé un certain nombre de nations; plus elles sont radicales, plus forte est la chance de rajeunissement et de récupération des nouvelles masses de temps disponibles. La révolution française de 1789, la révolution russe et surtout la révolution chinoise en sont des exemples éclatants. Tout particulièrement cette dernière, où l'intelligence et la volonté d'un homme et d'un groupe ont apparemment réussi à annihiler un processus de vieillissement millénaire et à ressusciter un véritable cadavre.

Il est dangereux de leurrer la majorité avec une consommation de biens matériels compensée par quelques produits culturels, du passé, réels, mais périmés, ou par de faux produits culturels largement médiocrisés, et, les uns et les autres, commercialisés.

Ce système arrivera, et arrive déjà, à la saturation, conduisant à la première phase de la révolution, celle des médiocrisés contre leur propre médiocrité culturelle, révolution qui se manifestera par des courants violents orientés vers la destruction des vestiges du passé et des faux tabous culturels du présent.

Cette production et cette consommation mal organisée et mal canalisée créent déjà un état de déséquilibre alarmant. Tout déséquilibre, dans la vie organique complexe qui est celle de la société, provoque des conflits, de même que tout déséquilibre dans le corps humain entraîne des phénomènes pathologiques. Aujourd'hui notre corps social est malade: les jeunes générations le perçoivent. Elles sentent, peut-être moins obscurément qu'on ne pourrait le croire, que les besoins culturels ne sont pas équitablement satisfaits.

Il est indiscutable que notre société traverse une dure épreuve schizophrénique.

Malgré l'immense effort de médiocrisation générale, malgré l'immense production de toutes sortes de produits culturels faux et médiocrisés, le besoin de rééquilibration se fera peu à peu sentir, grâce aux générations montantes. Les signes avant-coureurs de ce besoin apparaissent déjà, de plus en plus fréquents et violents, dans la jeunesse relativement informatisée.

L'Université, en effet, rassemble le seul groupe social où existe un niveau d'information, si bas soit-il. Petite fraction relativement évoluée située quelque peu en dehors de cette acceptation volontaire, de ce stoïcisme impuissant qui caractérise l'état de prolétarisation culturelle existant dans la masse. Si celle-ci ne parvient pas encore à lutter contre sa propre médiocrisation, les petits groupes informatisés acquièrent, eux, lentement, les moyens intellectuels et les informations nécessaires à une prise de conscience de cette situation, et à l'élaboration d'une action d'avant-garde, préparant ainsi une deuxième phase révolutionnaire que nous évoquerons plus loin.

Les véritables créateurs doivent se faire entendre pour que ce besoin de rupture, de changement radical dans l'approvisionnement suranné et inadéquat de produits, se transforme en réalités constructives. Il faut qu'ils proposent, dans les limites de leurs moyens, des solutions désintéressées qui ouvrent la voie à l'élévation du niveau culturel de toutes les catégories de la société.

Les Fondations culturelles, les Maisons de la Culture, offrent le pire et le meilleur. Elles commencent pourtant à toucher de nouvelles couches de la population. Leurs tentatives peuvent apparaître comme les prémices d'un système futur qui essaierait d'introduire le virus culturel à une autre échelle qu'universitaire. Tous les grands mouvements sociaux et culturels sont ainsi précédés de micromouvements, de microphénomènes. Infiltrés dans le corps social, ils provoquent une contagion de répartition inégale mais parfois suffisante pour entraîner quelques progrès.

Il faut éviter que ces centres culturels ne deviennent par la suite des organes de médiocrisation générale. Il faut qu'ils échappent progressivement à la mainmise manipulatrice.

La médiocrisation est devenue aujourd'hui un véritable cancer de la société, une sclérose à laquelle il sera difficile d'échapper. Il faut l'enrayer. Il n'y a pas d'autre issue, sinon des catastrophes nous menaceront dans les secteurs vitaux. Troubles provoqués par la prise de conscience de cet état de médiocrité tout spécial, dû à la plus flagrante des injustices sociales, celle qui n'est pas au niveau de consommation des biens matériels, mais au niveau culturel, intellectuel et esthétique, ainsi que de notre environnement, qui dépend directement de ces trois phénomènes. Car on peut parler d'une injustice culturelle ou esthétique au même titre que d'une injustice sociale au niveau de la consommation.

Ceux qui pensent: " Pourquoi ne puis-je pas manger un bifteck tous les jours, puisque d'autres catégories sociales le peuvent? " ne pensent pas: " Pourquoi ne puis-je consommer des produits esthétiques de valeur, puisque certains privilégiés le peuvent? " Ils ne voient pas le problème. L'injustice culturelle existe; elle est pratiquement acceptée. Mais elle ne le sera pas toujours, ne fût-ce qu'en raison du processus de contrôle et de régulation qu'est la cybernétique. Pour que la société prenne conscience de son état, il faut l'aider, la perturber, lui assener une série de coups, la forcer. Sans perturbation, il n'y a pas d'évolution. Actuellement, nous vivons au stade des maladies infantiles. Nous en aurons beaucoup d'autres, plus graves encore, avant d'atteindre l'âge adulte.

Chose dangereuse: nous assistons à l'augmentation et à l'expansion des phénomènes favorables et défavorables. Or, le phénomène quantitatif, se développant dans le mauvais sens, risque toujours d'arriver à un seuil à partir duquel il y a rupture, dans le mauvais sens également. Il faut l'empêcher à tout prix.

L'échelle s'est amplifiée. Le phénomène démographique multiplie tout, dangereusement. Les groupes antagonistes augmentent en quantité: leur puissance, leurs moyens, leur efficacité, leur pouvoir destructeur augmentent aussi.

La prise de conscience de l'injustice culturelle peut mener à des bouleversements, à des révolutions qui pourraient être fatales dans la mesure où les détenteurs réels du pouvoir actuel, croyant percevoir un danger, essaieraient de maintenir par la force leur situation privilégiée, au lieu de s'adapter. Les armes répressives, politiques ou militaires, sont effectivement dangereuses, mais pourtant dérisoires par rapport à l'efficacité des idées artistiques et esthétiques qui ont une puissance d'action, moins immédiate peut-être que les autres, mais plus efficace à moyen et à long terme. Toute la question est là. Si ces forces militaires et politiques provoquaient un accident avant l'accomplissement de la tâche prospective bien programmée que la présence de l'art impose à la société, cela pourrait être, à différents niveaux, retardateur ou mortel. Si l'effet n'est que retardateur, quelques dizaines ou centaines ou milliers d'années seraient perdues, ce qui n'est pas grand-chose dans l'ensemble des masses temporelles dont dispose la société terrienne. Si l'on évite, par miracle les accidents graves, il y aura, à un moment donné, une telle émergence en force des valeurs esthétiques ou artistiques que le côté misérable des armes militaires et politiques apparaîtra avec une évidence telle qu'elles perdront toute leur force et seront, à l'image de l'urinoir de Marcel Duchamp, des objets dérisoires, désuets, sans contenu.

Déjà, les premières batailles d'autodéfense artistiques ont commencé. Elles seront de plus en plus dures.

Dans le combat, l'art a une action constructive. C'est l'activité répressive de la société contemporaine qui est réactionnaire, contre-révolutionnaire. Les artistes ne sont pas révolutionnaires au sens profond: ce sont les autres qui sont contre-révolutionnaires. Les créateurs suivent une voie bien définie, constructive, socialement valable, face aux manipulateurs qui représentent des forces destructives médiocrisantes. Un jour ou l'autre ce long combat prendra fin, de la même façon que les premières révolutions de la quantité pour la quantité qui ont réussi à supprimer le pouvoir féodal. Mais un pouvoir succédant à un autre n'est qu'un "accident de parcours". Nous avons des dizaines de milliers d'années d'évolution devant nous et les "accidents de parcours", même s'ils durent des siècles, sont une goutte d'eau dans le temps. Rien ne peut arrêter le processus en marche.

Nicolas Schöffer (1968)