2012-10-20

Le processus de médiocrisation



Le processus de médiocrisation
(Extrait de "La Ville Cybernétique" de Nicolas Schöffer)

L'explosion démographique a mis en évidence un phénomène nouveau et grave dans la société occidentale: le nombre des médiocrisés se multiplie à mesure que celui des humains augmente, bien que le pourcentage entre l'élite et les médiocrisés reste le même.

Le terme de médiocrisation ne doit pas être pris dans un sens péjoratif, mais envisagé sous l'angle de l'évolution et de l'Histoire. La médiocrisation, c'est l'anomie, le manque d'information. Chaque individu étant pourvu de sens qui lui permettent de percevoir les phénomènes ambiants, d'enregistrer des informations, de les mémoriser, d'exercer sa combinatoire. La médiocrité résulte d'un niveau d'information extrêmement bas. Le fait d'empêcher les masses de s'informer ou de leur fournir des informations médiocres est une des causes de ce sous-développement.

Au cours de l'Histoire, la masse des médiocrisés a pris conscience de sa puissance quantitative. elle a su faire aboutir des revendications sociales qui découlaient de sa situation matérielle défavorisée, et obtenir progressivement des droits à la consommation, laquelle est devenue de nos jours la base de l'économie mondiale, le processus capital de notre société en expansion. Ce phénomène, inconnu auparavant, est aujourd'hui, sur le plan culturel, déterminant.

Au Moyen Age, le rôle culturel des masses sous-informées était insignifiant. Une aristocratie privilégiée et une "élite culturelle" surgie par autosélection traçaient les lignes de l'évolution générale dans le domaine de la culture. Paradoxalement, l'une et l'autre ont fait preuve d'une liberté d'action et d'un choix culturel incomparablement plus avancé que celui des classes dirigeantes d'aujourd'hui. Il en est résulté une production d'oeuvres de toute nature: architecturales, plastiques, philosophiques, musicales dont la qualité nous étonne encore.

L'élite culturelle médiévale a obtenu assez aisément le soutien de la classe régnante. Sa politique artistique, pratiquée d'abord pour des motifs religieux, utilisa les ressources de l'art avec une extrême intelligence. La messe fût le premier spectacle audio-visuel du monde occidental, admirablement structuré, programmé, synthèse parfaite de tous les éléments de base d'une oeuvre d'art totale: son, lumière, espace, ballet, mime, jeu symbolique. Cette mise en condition servait l'idée de religion - phénomène spirituel et politique - et facilitait la mainmise sur les médiocrisés. Mais en définitive, la médiocrisation des masses sur le plan esthétique était moins importante qu'aujourd'hui; leur nourriture artistique était de meilleure qualité. La classe dirigeante d'alors comprenait mieux le phénomène fondamental de l'art que celle des temps modernes.

L'évolution démographique a bouleversé cette situation qui était, en un certain sens, favorable au développement des différentes formes d'expression et à une sélection artistique optimale.
En constante expansion quantitative, la masse des humains a déclenché dans les sociétés occidentales des révolutions totalement justifiées sur le plan social. Leur émergence a eu une influence indirecte et progressive sur la diffusion massive des produits de consommation matériels et semi-culturels.

Les masses n'ont pris le pouvoir qu'en apparence. Il leur a vite échappé. Il a été accaparé non par une aristocratie ou par une élite mais par des spéculateurs surgis de ces masses mêmes. Des groupes nouveaux - industriels, capitalistes, technocrates - ont compris l'intérêt qu'il y aurait pour eux à manipuler l'énorme pouvoir représenté par les masses, support extraordinaire de la consommation. Ils ont compris qu'en les nourrissant avec des biens matériels et culturels, plus ou moins médiocrisés, adaptés à leur niveau, ils pourraient les maintenir à l'aide de slogans ou de théories politiques, dans leur rôle de simples consommateurs destinés à alimenter leur puissance, et transmettre ainsi le pouvoir à de nouveaux groupes d'exploiteurs.

Issus des anciennes masses manipulées par les féodaux, ils sont devenus à leur tour les aristocrates d'une nouvelle société féodales aux apparences démocratiques. Tromperie évidente: ces nouveaux maîtres font croire à leurs victimes qu'elles détiennent le pouvoir et font partie d'un système démocratique au titre d'éléments positifs et déterminants. En instaurant leur nouveau système techocratico-financier et industriel de fabrication massive de produits de consommation matériels, les manipulateurs renforcent habilement le système répressif.

Lorsqu'il y a deux consommateurs pour un produit, sa fabrication n'offre aucun intérêt. Lorsqu'il y a mille consommateurs, l'intérêt est déjà plus grand. Lorsqu'il y a un million de consommateurs, cela représente un fait considérable, et permet la mise en place d'un certain pouvoir. Si nous sautons à cent millions, ou à un milliard d'individus, le caractère quantitatif de cette expansion massive des consommateurs transfère à cette masse un pouvoir de consommation extraordinaire qui est aliéné par des groupes de distributeurs et de fabricants. Dans la société actuelle, ce ne sont pas les consommateurs qui déterminent leurs propres besoins, ce sont les groupes qui se sont emparés de la production, qui les déterminent par toutes sortes de moyens, dont la médiocrisation.
L'abaissement du niveau culturel qui en résulte est une atteinte grave à la liberté et à la dignité de l'homme. Cette médiocrisation générale est aujourd'hui un fait accompli. On ne peut la supprimer d'un jour à l'autre par un trait. Par ailleurs, ce n'est pas le système actuel d'enseignement, qui ne touche qu'un secteur privilégié et est basé sur des concepts périmés, qui changera quelque chose. Quant au système informationnel, son inadaptation et sa carence totale paralysent son rôle éducatif et démédiocrisant qui pourra être, un jour, considérable.
Suffisamment évolué sur le plan technique, le réseau informationnel n'est ni organisé, ni utilisé pour injecter aux masses des nourritures culturelles authentiques.
Le fait d'avoir réussi à mettre sur pied un réseau de télévision qui permet aujourd'hui d'informer simultanément des centaines de millions de téléspectateurs n'a rien fait progresser. Une infrastructure est là, mais sans contenu, sans programme étudié, sans organisation capable d'exploiter cette infrastructure efficacement. Elle est, pour le moment, au service de la médiocrité. Imaginons qu'un chercheur, dans deux siècles, choisisse une date en 1968, examine tous les journaux, les programmes de radio et de télévision, passe en revue ce qui a été distribué aux consommateurs d'informations, il ne trouvera pas plus de 0,3% d'informations ayant une valeur quelconque sur le plan culturel ou historique, situées dans une perspective du futur et dignes d'être retenues comme document. Ce n'est un secret pour personne: derrière l'information se cachent d'autres motivations qui servent des desseins et des intérêts plus ou moins avoués, économiques, financiers, industriels, politiques.
Quels sont aujourd'hui les rapports entre les masses et ce qu'on appelle les élites? Quels pourront être les développements sociologiques de ce rapport?
Il faut bien le constater: dès le début de l'explosion démographique, une fraction de l'élite intellectuelle, représentée par lesscientifiques, a commencé à prendre le large et à se créer une situation privilégiée, favorisée dans un certain sens par le fait que son travail facilitait l'industrialisation des produits de consommation. Ce sont les scientifiques, en effet, qui ont élaboré une nouvelle technologie permettant un rendement de plus en plus massif d'un pris de revient de plus en plus réduit. Dans une première phase, les scientifiques ont été obligés de s'associer avec des groupes d'intérêt financiers et industriels pour développer leurs recherches, les moyens considérables qui leur sont nécessaires ne pouvant être fournis que par l'État ou par les grandes entreprises organisées en fonction des problèmes quantitatifs.

La science a facilité ainsi l'augmentation quantitative de produits plus ou moins médiocres.
Mais l'homme de science n'a pas été seulement utilisé, il est devenu complice de cette féodalité nouvelle, la science jouant un peu le même rôle que la religion dans le passé, qui a cru se servir de l'art, alors que l'art s'est servi d'elle. Aujourd'hui d'ailleurs, l'art commence déjà à se servir de la science de la même façon.
Devant l'éclosion de cette caste de scientifiques, qui prenait de plus en plus en main le destin de l'humanité, les médiocrisés ont fermé les yeux.
Nous sommes arrivés devant un fait accompli: la formation d'une élite scientifique et technocratique, qui s'est emparée très habilement d'un secteur vital, car elle a pris soin de ne pas présenter cette prise de pouvoir progressive sous sa forme véritable, mais comme une source permanente d'amélioration des conditions sociales.
Scientifiques et technocrates, s'engageant dans une série de compromis, orientant leurs recherches dans le sens d'une production massive de produits, ont soigneusement évité de toucher aux véritables problèmes culturels. Ils savent fort bien que si les masses reconnaissent volontiers leur incompétence en matière scientifique et technologique, tout en profitant d'un façon évidente mais superficielle des produits de ce secteur, elles ne souhaitent pas être approvisionnées en produits culturels dont la compréhension et la jouissance leur échappent, considérant tout naturellement ces produits comme superflus et inadaptés à leur niveau d'information.

Ni les scientifiques, ni les techniciens ne se penchent d'ailleurs directement sur les problèmes culturels et esthétiques qui ne les intéressent pas, trop préoccupés par une énorme tâche à accomplir. Tâche à la mesure de celle des esclaves égyptiens bâtissant les pyramides, qui, eux non plus, ne pouvaient se préoccuper de l'art, c'est-à-dire de ce qu'on allait placer au coeur des pyramides. On peut considérer cette multitude de techniciens, technologues, technocrates, scientifiques, etc., comme des esclaves en train de bâtir patiemment, chacun fixé sur son objectif isolé, l'infrastructure de nos pyramides futures. Ils participent ainsi indirectement à l'édification d'une voûte supérieure, l'esthétisation finale de l'humanité.

Les effets scientifiques sont pourtant éphémères. L'homme de science peut être considéré comme un rouage important, inséré dans un énorme ensemble de rouages imbriqués les uns dans les autres. Mais dans ce mécanisme complexe qu'est la société, comparable si l'on veut à un système d'horlogerie, des assemblages nouveaux viennent sans cesse s'ajouter aux anciens. Sans arrêt, des rouages neufs s'introduisent dans cet ensemble expansionnel, et peu à peu certains d'entre eux perdent de leur importance par rapport aux autres. Ils vont presque jusqu'à s'atrophier, noyés dans l'ensemble d'un système devenant de plus en plus vaste quantitativement et qualitativement: la physique newtonienne, essentielle à un moment donné, n'est plus qu'une date dans l'Histoire.

 Ce système de rouages, s'amplifiant, englobant beaucoup d'espace-temps, puis disparaissant, c'est le reflet de l'entropie qui s'empare très vite de toutes les idées, de tous les objets, de tous les effets scientifiques et qui les use, à la différence des idées, objets et effets artistiques valables valables qui entrent dans un circuit actif grandissant. Ce sont pour ainsi dire des phénomènes négentropiques dans la société, les seuls d'ailleurs véritablement perturbateurs, au sens positif de ce terme.

La société passe par des phénomènes entropiques grandissants. Chaque phase évolutive est condamnée à mort dès son apparition, comme chacun de nous. La science se développe également par phases, et, dès son apparition, chaque idée scientifique est condamnée à disparaître et à céder sa place à une autre.

Un seul phénomène ne semble pas condamné à mort: le phénomène de l'art. L'énergie idéologique considérable déployée par les grandes créations artistiques a propulsé la société. Le passage d'une phase à l'autre de l'évolution se fait par l'intermédiaire de l'art. Il extrapole l'essentiel, le transcende et le résultat de chaque phase disparue subsiste à travers tous les produits esthétiques qu'elle a pu créer.

Mais, paradoxalement, aujourd'hui déjà, grâce aux scientifiques et aux technologues, on assiste à un bond en avant de l'activité créatrice artistique, préfiguration d'une subordination de la technologie et de la science à des intérêts supérieurs, culturels et esthétiques. Car, au lieu de se laisser asservir, l'esthétique devra un jour asservir la technologie et la science.

Le phénomène démographique oblige les scientifiques à des programmations à plus long terme, à des solutions plus complexes. Plus on travaille à long terme, plus les programmes élaborés touchent à des quantités d'informations grandissantes et à des masses de temps de plus en plus étendues. Cela suppose des moyens techniques perfectionnés, ainsi qu'un effort d'invention, de création, d'imagination considérable. C'est une des raisons pour lesquelles les scientifiques sont favorisés. Il est apparu, d'une façon d'abord inconsciente, puis de plus en plus manifeste que, sans leur concours, le problème du travail prospectif pour l'adaptation à cette quantité en expansion que représente la multitude grandissante de l'espèce humaine, n'était pas soluble.

La société s'est vue dans l'obligation de recourir à des scientifiques, dans son propre intérêt de survivance. Cela apparaîtra d'une façon plus évidente ultérieurement, quand les ressources énergétiques naturelles seront épuisées, et qu'il faudra trouver d'autres sources pour pouvoir maintenir l'expansion sur tous les plans. Sans le concours des scientifiques, ce n'est pas réalisable. Prolongement biologique de l'homme, la technologie leur doit ses progrès.

Un jour, grâce à la technologie hyperévoluée des scientifiques hyperévolués, on trouvera le moyen de supprimer l'inégalité de répartition de la matière grise, l'inégalité génétique qui a, jusqu'à présent, empêché une importante fraction de la société d'accéder à un état évolué, culturellement, esthétiquement, intellectuellement. Quand cette révolution scientifique permettra de réaliser la véritable libération, la véritable révolution sociale, elle perdra toute sa raison d'être et disparaîtra en tant que phénomène moteur. La technologie reprendra alors sa modeste place.

Pour l'instant, les technocrates et les scientifiques, par le truchement des industriels avec lesquels ils ont conclu un contrat tacite de collaboration, se maintiennent dans une situation privilégiée où ils ont tous les moyens d'investigation, de recherche et de réalisation à leur disposition, ainsi que l'appui des masses.

Tout cela crée un état de fait, contractuel et multiple, ou chacun admet sa supériorité ou son infériorité, selon les bénéfices apparents que chaque partie en retire. Phénomène dangereux et grave parce qu'une partie de l'élite se soumet finalement de compromis en compromis, à une situation qui favorise la médiocrisation de la société.

Les médiocrisés eux-mêmes, qui ne sont pas condamnés à la médiocrité éternelle, acceptent volontairement cette situation et essayent de la stabiliser, freinant ainsi le progrès général qui ne peut être que solidaire, c'est-à-dire non seulement scientifique et technique, mais aussi culturel et social.
Nous sommes ainsi arrivés aujourd'hui, provisoirement sans doute, à une période de sclérose, née aussi bien de l'opportunisme des castes de scientifiques et de technocrates que de la paresse intellectuelle des masses.

Dans cette situation, le rôle de tous ceux qui créent des produits esthétiques, culturels, est extrêmement complexe. Ils sont totalement coupés des masses et doivent travailler dans un isolement complet. Leur intégration sociale devient très difficile dès qu'ils refusent les compromis. Ils sont isolés aussi bien de l'élite régnante, scientifique et technocratique que de leurs associés qui manifestent d'ailleurs une méfiance profonde vis-à-vis de leurs recherches, en raison de leur irrationalité apparente. En outre, les technocrates ne concoivent pas l'introduction des produits esthétiques et culturels authentiques dans des circuits de consommation d'un niveau supérieur, qui ne correspondent pas à leurs concepts rationalistes et économico-politiques.

Ici, nous nous trouvons en face d'un conflit latent dont l'acuité n'est pas assez apparente, du fait que les groupes de créateurs artistiques et culturels authentiques n'ont pas pris suffisamment conscience de l'importance de leur rôle et de leur pouvoir.

Ils n'ont pas pris conscience non plus de la nécessité de s'unir, de s'organiser et d'imposer un nouveau cours à l'évolution, et de s'opposer à toutes les tentatives de médiocrisation ou d'exclusion de produits esthétiques réels, grâce à quoi cette espèce de sclérose culturelle pourrait être enrayée, permettant à la société de s'engager dans la véritable voie du progrès social. Elle serait approvisionnée de plus en plus largement en produits culturels constamment améliorés, et serait et serait informatisée à des niveaux de plus en plus élevés. La société pourrait ainsi entrer dans une ère où sa vie organique trouverait un équilibre grâce à la distribution rationnelle des produits de consommation matériels et culturels.

Pour cela, il serait nécessaire que les créateurs artistiques isolés, échappant à tout compromis, sortent de leur laboratoire, de leur tour d'ivoire, prennent conscience de leur situation et essayent de s'organiser pour imposer leur présence et leurs produits. Grâce à l'information culturelle qu'ils pourraient introduire d'une façon organique dans le corps social, ils provoqueraient des réactions de plus en plus virulentes, susciteraient des besoins et, enfin, feraient admettre la diffusion de leurs produits dans les circuits de consommation et dans les circuits d'information.

Nicolas Schöffer (1968)