2012-12-10

LE GOLEM ET LA CYBERNÉTIQUE

Michel Faucheux:

 Maître de conférences de littérature française  à l’INSA de Lyon. Directeur de l’équipe de recherche Stoica-Leps  de l’INSA de Lyon, il mène des recherches  sur l’interaction littérature/sciences de la communication et sur la valeur symbolique des techniques. Plus généralement, ses travaux visent à développer et  fonder épistémologiquement le champ spécifique des recherches  en sciences humaines et sociales dans les écoles d’ingénieurs.

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l'Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007. Mis en ligne le 15 novembre 2007.


Toute technique, engagée dans une culture, véhicule un imaginaire ; elle est traversée de récits qui  sont à l’œuvre à la fois dans le processus de conception et dans celui de son inscription sociale. Toute technique est engagée dans un processus de symbolisation.
Il y a là un vase champ de recherches que l’on peut nommer « les Technologiques » (Faucheux, 2005, p.61-70) par référence aux Mythologiques de Claude Lévi-Strauss et qui permettrait de mieux cerner le lien entre technique et imaginaire en articulant processus technique et récit symbolique. Autrement dit, il y a du langage dans l’artefact car la technique nécessite d'être racontée, parlée, mise en récit pour devenir objet de conception et parvenir mentalement socialement à exister. Il n'y a de technique qu’intériorisée par le récit qui, dans le même mouvement, autorise sa réalisation. Le récit est ce qui fait advenir la technique. C’est que le récit est universel, engageant le langage sous des formes elles-mêmes diversifiées, écrites, orales ou visuelles, traduisant par là une aptitude de l'être humain à raconter des histoires, des fictions qui simulent et modélisent à l'infini les possibilités d'une situation ou d'un objet (1) pour mieux leur donner sens et réalité. Comme l'écrit Gilbert Hottois, « l'inscription symbolique de la technique, sa prétendue assignabilité essentielle, gît dans le fait que, de tous côtés, des logoi (politiques, sociaux, esthétiques, théologiques, philosophiques etc.) se pressent et encerclent la technique, l'insèrent dans la culture, de telle sorte que nous ne rencontrons jamais la technique mais seulement des techno-logies : des discours qui ménagent à la technique une place et une justification symboliques : un sens.» (Hottois, 1984, p.52)

Nous devons étendre au domaine des sciences pour l'ingénieur le travail déjà entrepris  par les sciences humaines, lorsqu'elles ont appris à se penser comme écriture. Le saut épistémologique consistera alors à penser l'objet technique comme un artefact dont la matérialité même est prise dans des réseaux de discours et de récits. L'objet technique est, en effet, enveloppé de paroles qui prennent souvent la forme de mythes et construisent le support d’un imaginaire technique. Il relève d’une vaste symphonie de récits et de mythes, « les Technologiques » qui s’imbriquent entre eux et forment un vaste jeu  de variations et d’échos.

Non seulement, la technique actualise le mythe mais le mythe raconte la technique, c’est-à-dire la façonne, l’institue, l’interprète, en décrit symboliquement les virtualités, les possibilités, les usages et les limites, bref la questionne.
Ainsi, Norbert Wiener place explicitement la cybernétique dont il est le fondateur sous le signe de la légende du Golem qui module le mythe du double humain artificiel. Ce mythe situe  la  cybernétique  dans une généalogie symbolique.
Mais, si la technique actualise le mythe, elle l’interprète et lui donne une forme et un sens nouveau qu’il s’agisse pour Wiener de mettre en scène symboliquement la machine ou, plus essentiellement, la relation de l’homme à la technique.

La cybernétique et la legende du Golem

Archéologie d’une légende

Si elle se veut un programme englobant, une scienza nuova qui unifie tous les savoirs en transformant radicalement la figure du sujet humain par la transformation de son rapport à la machine (2) , la cybernétique souffre malgré tout d’un flou définitionnel qui autorise peut-être l’actualisation et le développement du mythe. Son ancrage est essentiellement la recherche militaire à laquelle participe Norbert Wiener. Dans le cadre du  projet AA Predictor, celui-ci met au point avec d’autres chercheurs un dispositif servo-mécanique de tir anti-aérien capable de prévoir sur une base probabiliste les mouvements de l’ennemi. Comme le remarque Cécile Lafontaine, « c’est en fait une véritable ontologie de l’ennemi qui se profile derrière le AA Predictor. Vu à travers le prisme métallique de l’aviation militaire, l’ennemi prend les traits d’un dispositif servo-mécanique. » (Lafontaine, 2004, p.34) En effet, le dispositif AA Predictor efface la séparation entre homme et machine, devenus tous deux constitutifs d’un même système.

Le terme « cybernétique » vient du grec kubernesis qui renvoie à l’action de gouverner un navire. Il désigne une approche logico-mathématique traitant des processus de communication et de commande autour de laquelle s’élaboreront les fondements de l’informatique et de l’intelligence artificielle.

« Nous avons décidé de désigner le champ entier de la théorie du contrôle et de la communication, aussi bien dans les machines que chez les êtres vivants sous le nom de Cybernétique. » (Wiener, 1952, p.287-288)
La cybernétique étudie la façon dont l’information circule et s’organise, commune aux machines et aux êtres vivants, ce qui permet de contrôler et gouverner. Gouverner, c’est maîtriser la circulation et l’organisation de l’information, penser la manière dont l’information fait système, avec effet de rétroaction.

De fait, la cybernétique, héritière de la recherche militaire, vise à concevoir des techniques capables de prévoir, gouverner, c’est-à-dire d’enrayer aussi un désordre humain dont la Deuxième Guerre Mondiale a offert un exemple. Postulant un effacement de la séparation homme/machine, tous deux faisant partie d’un même système d’information, elle autorise la référence au mythe de la créature artificielle, et plus précisément du Golem.

Le Golem, mythe fondateur de la cybernétique

En 1964, Norbert Wiener rédige un petit ouvrage God & Golem Inc où il place la cybernétique sous le signe du Golem, incarnation de la pensée mythique et religieuse. Pour lui, en effet, « la machine (…) est l’homologue moderne du Golem du rabbin de Prague. » (Wiener, 2000, p.111). Qu’est-ce que le Golem ? Une créature d’argile créée par magie. Le mot « Golem »  est un mot hébreu qui apparaît au Psaume 139 :16 dans la Bible. Il désigne la « masse informe » à laquelle Dieu aurait donné le souffle, permettant à celle-ci de devenir « adam », l’être premier provenant de la terre et composé de sang («dam ») et d’une «étincelle » divine (la lettre «aleph »).
L’histoire du Golem connaît plusieurs versions. Dans la version polonaise, relayée par Jakob Grimm (Entstehung der Verlagspoesie, 1808), Achim von Arnim (Elisabeth d’Egypte, 1812) ou Clemens Brentano (Erklärung der sogennanten, 1814), le Golem est créé par le rabbin de Chelm qui trace sur le front de la créature d’argile le mot Emeth (« vérité »). Le mot Emethanime le Golem. Lorsqu’ est retranchée la lettre Aleph, demeure le mot Meth (« mort ») : le Golem s’effondre alors.

Dans la version pragoise, parue au XVIIIe siècle et diffusée en 1837 par Berthold Auerbach dans Spinoza ou par le journaliste Franz Klutshak, le Golem est créé par le rabbin Loew de Prague (l5l3-l6l0) selon une procédure magique un peu différente. Au terme de sa création, le rabbin Loew place dans la bouche du Golem une feuille de papier portant le nom mystérieux et ineffable de Dieu, car le pouvoir de donner forme à l’informe et d’animer la matière n’est qu’un reflet du pouvoir divin.

C’est cette version que reprend Gustav Meyrinck dans le célèbre roman le Golem paru en 1915. « C’est alors que, dans le secret de la mémoire, se réveille en moi la légende du fantomatique Golem, de cet homme artificiellement créé auquel un rabbin expert en kabbalistique donna forme un jour ici même, dans le ghetto, à partir de la substance élémentaire, et conféra une existence d’automate dépourvue de toute pensée, en insérant dans sa mâchoire une formule chiffrée magique. » (Meyrinck, 2003, p.58)
Dans la légende, le Golem  est là pour remplir toutes les corvées à la place de son maître, se mettre au service des Juifs de Prague voire les défendre, mais il ne peut parler. Le jour du Shabbat, il ne doit avoir aucune activité comme les autres créatures de Dieu. Voilà pourquoi, chaque vendredi, le rabbin ôte de la bouche de celui-ci le papier sur lequel est inscrit le nom de Dieu, jusqu’à ce que, par mégarde, il oublie de le faire. Le Golem se met alors à dévaster le ghetto. Lorsque le rabbin arrive enfin à enlever la feuille de papier de la bouche de la créature, celle-ci est aussitôt réduite en poussière.

La référence de Wiener à la légende du Golem n’est pas fortuite : ainsi, Gershom Scholem, dans une allocution prononcée le 17 juin 1965 à Rehovot pour célébrer l’inauguration du nouvel ordinateur construit par le docteur Haïm Pekeris, donne solennellement à celui-ci le nom de Golem. Il fait, en outre, du rabbin Loew l’ancêtre spirituel de Norbert Wiener : «Il faut rappeler aussi  que le rabbi Loew fut l’ancêtre spirituel de deux autres juifs, Johann Von  Neumann et Norbert Wiener, qui contribuèrent plus que quiconque à l’entreprise de magie d’où est sorti le Golem moderne. En ce jour, nous avons le privilège de célébrer la naissance de la dernière incarnation de cette entreprise de magie, le Golem de Rehovot. Oui, en vérité, le Golem de Rehovot pourrait bien être la réplique du Golem de Prague. » (Scholem, 1974, p.472-473)
 Cette référence situe la cybernétique dans la généalogie imaginaire des créatures artificielles rêvées par l’homme à l’intérieur d’une tradition mythique de portée universelle mais qui prend sens d’abord dans la tradition religieuse juive. Elle est, pour Wiener, légitimée par trois éléments caractéristiques de la cybernétique :
« L’un concerne les machines auto-adaptatives, c’est-à-dire capables d’apprentissage, un deuxième, les machines capables de se reproduire et le troisième, la coordination entre l’homme et la machine. »(Wiener, 2000, p.53)
Ainsi Wiener relance-t-il le mythe : il le réactualise mais aussi le réinterprète en donnant une dimension mythique à la cybernétique.

La cybernétique et les mythes de la machine

La machine à l’image de l’homme
Le Golem, symbole de la machine, est l’être créé par des moyens magiques et artificiels qui dupliquent l’acte divin de création d’Adam, le premier homme. Toute création est une imitation : si l’homme est à l’image de Dieu, la machine-Golem duplique l’homme.

«  L’homme fait l’homme à son image. C’est là, semble-t-il, l’écho ou le prototype de l’acte créateur grâce auquel Dieu est censé avoir fait l’homme à son image. Quelque chose de semblable n’aurait-il pas lieu dans le cas moins compliqué (et donc plus aisément compréhensible) des systèmes non vivants que nous appelons machines ? » (Wiener, 2000, p.53)
Mais, il faut s’entendre sur le terme « image ». La machine-Golem est une image, non pas picturale mais « opérante », de l’homme (Wiener, 2000, p.55). Elle le duplique dans certaines de ses fonctions.

C’est aussi que la créature permet de révéler, comprendre le créateur. La machine est à l’image de l’homme parce que l’homme fonctionne comme une machine. Déjà, dansCybernétique et société, Wiener écrivait : « je soutiens que le fonctionnement de l’individu  vivant et celui de quelques machines très récentes sont précisément parallèles. » (Wiener, 1952, p.28). De fait, pour la cybernétique le support physique est indifférent et hommes et machines relèvent d’un même être informationnel qui engendre un fonctionnement parallèle, si ce n’est identique.

La machine substitut de l’homme

Si pour Wiener, la machine se place sous le signe du Golem, c’est qu’elle a la capacité d’apprendre, comme le montrent certaines machines de jeux auto-adaptatives (Wiener, 2000, p.42). C’est aussi qu’elle peut se reproduire, ce dont témoigne le transducteur, « la machine comme instrument et comme message » (Wiener, 2000, p.58) étant susceptible de s’auto-engendrer. Cette double capacité d’apprentissage et de reproduction, si elle autorise la référence au mythe de la créature artificielle, réactualise aussi le mythe du remplacement de l’homme par ses réalisations techniques.

 La cybernétique, en développant une science des systèmes appliquée aux mécanismes fabriqués ou vivants, accomplit, en effet, le programme d’une autonomisation de la machine, inauguré, un siècle auparavant, par la machine à vapeur : « La nouveauté de la machine industrielle provient donc de son accouplement à un moteur qui tire son pouvoir d’un feu interne. Elle est déjà un robot au sens commun puisqu’elle fournit du travail sans qu’apparemment personne en soit à l’origine. En cela, elle marque une discontinuité majeure avec la machine à l’ancienne qui se concevait  comme un moyen de démultiplier la puissance vivante, celle des hommes, esclaves souvent des animaux, bœufs et équidés principalement, ou bien empruntait  provisoirement à la terre sa force vive qu’elle lui rendait, eau, vent ou même soleil dont les végétaux avaient retenu une faible part de la force. » (Gras, 2003, p.14)

Ce programme ne fait que renouveler le mythe d’une machine intelligente se substituant aux hommes dans la mesure même où la cybernétique est parfois assimilée à la robotique. Ainsi, en 1960, Manfred Clynes et Nathan Kline inventent le mot cyborg (« cybernetic organism ») pour désigner un être qui, à la place de l’homme, pourrait survivre dans l’espace extra-terrestre. De même, si Gershom Scholem identifie, comme on l’a vu, ordinateur et Golem, Norbert Wiener, dans God & Golem Inc, constate que l’homme a tendance à se décharger mais aussi à se déresponsabiliser au profit de la machine, ce qui implique un transfert de rôle et de pouvoir. Pour illustrer son  propos, de manière significative, il fait référence à la pièce de théâtre de Karel Capek, RUR  (1921) où apparaît pour la première fois le terme de robot et qui raconte l’histoire d’une révolte de robots supplantant les hommes (Wiener, 2000, p.77).

Plus généralement, la cybernétique, en ouvrant la voie à une conception purement informationnelle de l’être humain, active, en outre, le fantasme d’une machine, qui, souvent identifiée à un ordinateur, éclipserait l’homme d’autant plus que ce dernier apparaît lui-même comme une machine qui ne cesse de reproduire son image, c’est-à-dire son mode de fonctionnement, dans ses productions techniques.

Mais, le mythe du Golem met aussi en scène, de manière plus essentielle, la relation de l’homme et de la technique, la coordination de l’homme et de la machine.  Il la met en situation tout comme il la met en question.

L’homme et la technique

Le mythe de l’apprenti sorcier

Le Golem échappe à son créateur et engendre lui-même destruction et désordre. La légende peut ainsi être lue comme la dénonciation du risque que porte en elle la cybernétique. Elle réactive le mythe de l’apprenti sorcier auquel Wiener fait explicitement référence, qu’il cite le poème de Goethe « l’apprenti sorcier » ou écrive : « j’ai indiqué que la réprobation associée jadis au péché de sorcellerie s’associe à présent dans de nombreux esprits aux spéculations de la cybernétique. » (Wiener, 2000, p.71). Wiener souligne le danger d’une machine autonome, soumise à « la rigidité », programmée de manière mécanique, et plaide pour une régulation de la machine par l’homme. Tel est aussi le sens de la légende du Golem repris finalement en  main  par son créateur, fût-ce pour être détruit.

De fait, dans Cybernétique et société, Wiener soulignait déjà le danger que représente le transfert irréfléchi de l’homme à la machine : « Tout appareil construit  dans le but de prendre des décisions s’il ne possède pas la capacité d’apprendre, respectera la lettre et non pas l’esprit. Malheur à nous si nous le laissons nous guider et si nous n’examinons pas auparavant les lois de son action et les principes, humainement acceptables ou non, de sa conduite. » (Wiener, 1952, p.262).

De même, Wiener anticipe aussi le danger d’un homme réduit à la machine dès lorsqu’il devient un simple rouage d’un dispositif machinique plus vaste, abdiquant ainsi son statut d’individu qui n’est plus sollicité par de vraies questions : «  parmi les machines dont j’ai parlé, certaines n’ont pas de cerveau d’airain ni des muscles de fer. Quand les atomes humains, au lieu d’être utilisés selon leur droit intégral, en tant qu’individus responsables, sont étroitement unis pour composer une organisation au sein de laquelle ils interviennent comme autant de pignons, de leviers et de bielles, il importe peu que leur matière première soit constituée par de la chair et des os.

Tout ce qui est utilisé en tant qu’élément d’un dispositif machinal est un élément de la machine. Tant que nous confierons nos décisions à des machines métalliques ou bien à ces immenses appareils mécaniques vivants que sont les bureaux, les laboratoires, les armées et les corporations, nous ne recevrons jamais de justes réponses à nos questions à moins de poser enfin des questions justes. » (Wiener, 1952, p.263)

Ainsi, redistribuant le sens, expérimentant et anticipant les usages dans l’ordre de la fiction, le mythe interroge. Il dit les limites du rêve cybernétique et oblige à questionner la relation de l’homme et de la technique : «Quel est le statut de l’homme et de l’objet dans un monde envahi par les choses, où « le voile d’artificialité » de la production industrielle s’introduit entre l’être et les choses ? (Moles, 1971, p.250). Jusqu’où l’homme est-il maître des choses, de ses créations comme de la vie et du destin ? Jusqu’où une procédure de contrôle est-elle possible ? L’homme peut-il programmer une machine de manière adéquate alors qu’il ignore sa programmation véritable ? » ou, plus précisément : « Pourquoi les savants atomistes du Projet Manhattan ont-ils continué à mettre au point la bombe atomique alors que le régime nazi s’était effondré ? » (Tant on sait que la mise au point de la bombe atomique révolta Wiener).

La machine, symbolisée par le mythe, se met ainsi nous interroger, échappant au silence du Golem.  Le processus de symbolisation donne à dire, comme si parole était alors donnée à la technique.

Comme l’écrit Charles Mopsik dans sa préface à God and Golem inc :« le Golem est moins le paradigme de la machine humanisée, de la matière rendue animée et programmée, que le symbole de la méconnaissance par l’homme de ses propres intentions et de ses désirs véritables. » (Wiener, 2000, p.14)
Ainsi, tels le Golem de Prague, les savants atomistes du Projet Manhattan allèrent jusqu’au bout de la tâche pour laquelle ils s’étaient programmés : la mise au point de la bombe atomique, alors même que leur but initial, vaincre l’Allemagne nazie avait été atteint. La bombe atomique lâchée sur Hiroshima et Nagazaki fut utilisée pour une destruction autre que celle qui avait été programmée.

Golem et médiation
Le mythe met en scène la relation entre l’homme et la technique. Il l’organise, jouant un rôle médiateur. De fait, le Golem, « masse informe », « vide d’âme » mais aussi modelé par l’homme, être transitoire, être de transition, est lui-même, comme le montre Philippe Breton, une figure médiatrice (Breton, 1995, p.153)  entre :
-  l’humain et le divin, puisqu’il lie conception magico-technique et Création.

- les hommes eux-mêmes : le Golem, placé au service de la  communauté des juifs de Prague, est là  pour aider à sa survie. De fait, à l’exemple du Golem, toute machine produit du lien social. Elle engage dans une aventure collective et regroupe autour d’elle une société.

- entre l’homme et la technique. Le Golem suggère finalement le destin lié de l’homme et de la technique. L’outil n’est pas un simple instrument qui prolonge l’homme, il est une part de son être. Il y a, en effet, une « ontologie technique » (selon l’expression de Gilbert Simondon). L’être de l’homme et celui de la machine sont mêlés. Telle est la leçon du Golem : celui-ci doit son existence a la main dont il est issu  et qui peut, à tout instant, le détruire, le ramener à la poussière d'où elle l'a extrait. La légende du Golem nous apprend la part humaine de la machine qui, si elle est souvent pour nous « l’étrangère », porte néanmoins la marque de « l'humain méconnu », la marque ontologique : « (…) la machine est l’étrangère ; c’est l’étrangère en laquelle est enfermé de l’humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l’humain. » (Simondon, 1958, p.9)
Dans l’ordre de l’imaginaire, le Golem médiateur assure le passage entre l’être de l’homme et celui de la machine. En greffant sur la machine une marque ontologique, il permet à l’homme de se l’approprier symboliquement.

La légende du Golem permet de lire les possibilités et les limites de la cybernétique, en expérimentant les virtualités, les usages de celle-ci dans l’ordre de la fiction.  Ainsi, elle redonne sens au mythe tout en instituant socialement la technique par le biais de l’imaginaire. Ce sens est ontologique : notre être se lit aussi dans l’être de la machine. Dans la civilisation industrielle et post-industrielle, ce n’est pas un monstre, créature des dieux, qui, tel le sphinx du mythe grec, détient la vérité de l’énigme humaine mais une figure artificielle, un être magico-technique, le Golem.

Mais quel est le sens de ce lien qui nous relie à la technique ? Quel est le sens de la médiation opérée par le Golem, lorsqu’on ne sait plus, au bout du compte, si  c’est la machine qui porte l’empreinte humaine ou l’homme qui porte la marque symbolique de celle-ci ? Lorsque se brouille la relation entre l’homme et la technique. Lorsque la légende affirme, de la même façon, la force créatrice du langage, que celle-ci permette à l’homme d’animer le Golem en usant du nom de Dieu, d’identifier l’être et la machine à des êtres informationnels ou, plus généralement, d’instituer la technique.

La légende du Golem nous invite moins à nous arrêter à la réponse figée d’une énigme qu’à nous mesurer à l’ouverture infinie d’une question, la question de nous-mêmes. Lorsque la cybernétique acquiert la valeur symbolique d’un acte de Création qui redistribue la relation de l’homme et la machine, le processus d’innovation technique ne peut qu’entrer « en collision » avec la question ontologique au point de faire voler en éclats nos anciens cadres de pensée.

Notes
(1) J-M Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil,  1999, p.212 "le mode d'opération de la fiction (sous toutes ses formes) est celui d'une modélisation mimétique."
(2) Comme le montre le contenu des conférences Macy qui fondent la cybernétique. CF S J Heims, The Cybernetics group, 1946-1953, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1991

Références bibliographiques
Breton, Philippe (1995), A l’image de l’homme, Paris : Seuil.
Faucheux, Michel (2005), « Technologiques », Communication § langages, Paris : Colin, n°143, p.61-70.
Gras, Alain (2003), Fragilité de la puissance, Paris : Fayard.
Heims, Steve Joshua (1991), The Cybernetics group, 1946-1953, Cambridge, Massachusetts: MIT Press.
Hottois, Gilbert, (1984), Le signe et  la technique, Paris : Aubier.
Idel, Moshe, (1992), Le Golem, Paris: Cerf
Lafontaine, Cécile (2004),  L’empire cybernétique, Paris : Seuil.
Meyrinck, Gustav, (2003), Le Golem, Paris : GF Flammarion.
Moles, Abraham (1971), « Le judaïsme et les choses. Le Golem, une attitude juive par rapport aux choses »,  Tentations et actions de la conscience juive, Paris : PUF.
Schaeffer, Jean Marie, (1999), Pourquoi la fiction? , Paris : Seuil.
Scholem, Gershom, « Le Golem de Prague et le Golem de Rehovot » , (p.471-478), in Le messianisme juif, Paris : Calmann-Levy
Scholem, Gershom, (1980),  La Kabbale et sa symbolique, Paris : Petite bibliothèque Payot.
Sherwin, Byron L, (1985), The legend of the Golem: Origins and implications, University Press of America: Lanham.
Simondon, Gilbert (1958), Du mode d’existence des objets techniques, Paris : Aubier.
Wiener, Norbert, (1948), Cybernetics or control and communication in the Animal and the Machine, The MIT Press : Cambridge.
Wiener, Norbert, (1952), Cybernétique et société, Paris : Edition des deux Rives.
Wiener, Norbert, (2000), God & Golem inc., Nîmes : Editions de L’éclat.

2012-10-24

Norbert Wiener, père de la cybernétique


Héros pathétique de l'âge de l'information.
 En quête de Norbert Wiener, père de la cybernétique 
de  Flo Conway et Jim Siegelman

Traduction de Nicole Vallée-Levi et présentation de Robert Valllée
Éditions Hermann ISBN : 9782705682941
420 pages – 16 x 24 cm – 2012

En 1906, Norbert Wiener fut appelé « l’enfant le plus remarquable du monde ». Enfant prodige, il entra à l’université à onze ans, obtint son doctorat à dix-huit puis commença sa brillante carrière au MIT. En 1948, il fut à l’origine d’une révolution scientifique avec son livre « La Cybernétique ou la commande et la communication chez l’animal et dans la machine » dont la toute première édition parut, à Paris, en anglais, chez Hermann (1948). Aujourd’hui, l’homme, son œuvre et ses mises en garde sont en partie oubliés.

Dans cette biographie, Flo Conway et Jim Siegelman, journalistes lauréats de plusieurs prix, sortent de l’obscurité le génie de Wiener et montrent de quelles nombreuses façons ses idées révolutionnaires influencent nos vies. Ils retracent l’odyssée internationale de Wiener, son combat sans répit contre ses crises maniaco-dépressives, ses travaux mathématiques fondamentaux, son œuvre technique qui joua un rôle important dans la victoire de la Seconde Guerre mondiale, enfin dans l’explosion de l’âge de l’information quand surgit la cybernétique sur la scène de l’après-guerre. Grâce à leurs entretiens avec sa famille et ses collègues, ils reconstituent une vie hors du commun marquée par des relations tumultueuses. En se basant sur des documents gouvernementaux récemment mis à la disposition du public, ils montrent comment le FBI et la CIA ont surveillé Wiener aux moments les plus forts de la Guerre froide.

La science que créa Norbert Wiener n’a fait que croître en importance dans la vie contemporaine.
 La « rétroaction », terme qu’il popularisa, concerne maintenant le machinisme automatisé, la technologie
 « intelligente », la communication humaine et est devenue d’usage courant. Mais il avertit aussi des dangers inhérents aux nouvelles techniques électroniques et biologiques qui peuvent échapper au contrôle humain. Il complète ainsi sa personnalité par une qualité de visionnaire du monde social qui s’ajoute à une œuvre mathématique exceptionnelle. L’histoire de cet homme brillant et doué de nombreux talents est fondamentale pour celui qui veut comprendre l’interaction de la technique et de la culture au XXIe siècle.

lien 
Éditions Hermann - Catalogue

2012-10-20

Le processus de médiocrisation



Le processus de médiocrisation
(Extrait de "La Ville Cybernétique" de Nicolas Schöffer)

L'explosion démographique a mis en évidence un phénomène nouveau et grave dans la société occidentale: le nombre des médiocrisés se multiplie à mesure que celui des humains augmente, bien que le pourcentage entre l'élite et les médiocrisés reste le même.

Le terme de médiocrisation ne doit pas être pris dans un sens péjoratif, mais envisagé sous l'angle de l'évolution et de l'Histoire. La médiocrisation, c'est l'anomie, le manque d'information. Chaque individu étant pourvu de sens qui lui permettent de percevoir les phénomènes ambiants, d'enregistrer des informations, de les mémoriser, d'exercer sa combinatoire. La médiocrité résulte d'un niveau d'information extrêmement bas. Le fait d'empêcher les masses de s'informer ou de leur fournir des informations médiocres est une des causes de ce sous-développement.

Au cours de l'Histoire, la masse des médiocrisés a pris conscience de sa puissance quantitative. elle a su faire aboutir des revendications sociales qui découlaient de sa situation matérielle défavorisée, et obtenir progressivement des droits à la consommation, laquelle est devenue de nos jours la base de l'économie mondiale, le processus capital de notre société en expansion. Ce phénomène, inconnu auparavant, est aujourd'hui, sur le plan culturel, déterminant.

Au Moyen Age, le rôle culturel des masses sous-informées était insignifiant. Une aristocratie privilégiée et une "élite culturelle" surgie par autosélection traçaient les lignes de l'évolution générale dans le domaine de la culture. Paradoxalement, l'une et l'autre ont fait preuve d'une liberté d'action et d'un choix culturel incomparablement plus avancé que celui des classes dirigeantes d'aujourd'hui. Il en est résulté une production d'oeuvres de toute nature: architecturales, plastiques, philosophiques, musicales dont la qualité nous étonne encore.

L'élite culturelle médiévale a obtenu assez aisément le soutien de la classe régnante. Sa politique artistique, pratiquée d'abord pour des motifs religieux, utilisa les ressources de l'art avec une extrême intelligence. La messe fût le premier spectacle audio-visuel du monde occidental, admirablement structuré, programmé, synthèse parfaite de tous les éléments de base d'une oeuvre d'art totale: son, lumière, espace, ballet, mime, jeu symbolique. Cette mise en condition servait l'idée de religion - phénomène spirituel et politique - et facilitait la mainmise sur les médiocrisés. Mais en définitive, la médiocrisation des masses sur le plan esthétique était moins importante qu'aujourd'hui; leur nourriture artistique était de meilleure qualité. La classe dirigeante d'alors comprenait mieux le phénomène fondamental de l'art que celle des temps modernes.

L'évolution démographique a bouleversé cette situation qui était, en un certain sens, favorable au développement des différentes formes d'expression et à une sélection artistique optimale.
En constante expansion quantitative, la masse des humains a déclenché dans les sociétés occidentales des révolutions totalement justifiées sur le plan social. Leur émergence a eu une influence indirecte et progressive sur la diffusion massive des produits de consommation matériels et semi-culturels.

Les masses n'ont pris le pouvoir qu'en apparence. Il leur a vite échappé. Il a été accaparé non par une aristocratie ou par une élite mais par des spéculateurs surgis de ces masses mêmes. Des groupes nouveaux - industriels, capitalistes, technocrates - ont compris l'intérêt qu'il y aurait pour eux à manipuler l'énorme pouvoir représenté par les masses, support extraordinaire de la consommation. Ils ont compris qu'en les nourrissant avec des biens matériels et culturels, plus ou moins médiocrisés, adaptés à leur niveau, ils pourraient les maintenir à l'aide de slogans ou de théories politiques, dans leur rôle de simples consommateurs destinés à alimenter leur puissance, et transmettre ainsi le pouvoir à de nouveaux groupes d'exploiteurs.

Issus des anciennes masses manipulées par les féodaux, ils sont devenus à leur tour les aristocrates d'une nouvelle société féodales aux apparences démocratiques. Tromperie évidente: ces nouveaux maîtres font croire à leurs victimes qu'elles détiennent le pouvoir et font partie d'un système démocratique au titre d'éléments positifs et déterminants. En instaurant leur nouveau système techocratico-financier et industriel de fabrication massive de produits de consommation matériels, les manipulateurs renforcent habilement le système répressif.

Lorsqu'il y a deux consommateurs pour un produit, sa fabrication n'offre aucun intérêt. Lorsqu'il y a mille consommateurs, l'intérêt est déjà plus grand. Lorsqu'il y a un million de consommateurs, cela représente un fait considérable, et permet la mise en place d'un certain pouvoir. Si nous sautons à cent millions, ou à un milliard d'individus, le caractère quantitatif de cette expansion massive des consommateurs transfère à cette masse un pouvoir de consommation extraordinaire qui est aliéné par des groupes de distributeurs et de fabricants. Dans la société actuelle, ce ne sont pas les consommateurs qui déterminent leurs propres besoins, ce sont les groupes qui se sont emparés de la production, qui les déterminent par toutes sortes de moyens, dont la médiocrisation.
L'abaissement du niveau culturel qui en résulte est une atteinte grave à la liberté et à la dignité de l'homme. Cette médiocrisation générale est aujourd'hui un fait accompli. On ne peut la supprimer d'un jour à l'autre par un trait. Par ailleurs, ce n'est pas le système actuel d'enseignement, qui ne touche qu'un secteur privilégié et est basé sur des concepts périmés, qui changera quelque chose. Quant au système informationnel, son inadaptation et sa carence totale paralysent son rôle éducatif et démédiocrisant qui pourra être, un jour, considérable.
Suffisamment évolué sur le plan technique, le réseau informationnel n'est ni organisé, ni utilisé pour injecter aux masses des nourritures culturelles authentiques.
Le fait d'avoir réussi à mettre sur pied un réseau de télévision qui permet aujourd'hui d'informer simultanément des centaines de millions de téléspectateurs n'a rien fait progresser. Une infrastructure est là, mais sans contenu, sans programme étudié, sans organisation capable d'exploiter cette infrastructure efficacement. Elle est, pour le moment, au service de la médiocrité. Imaginons qu'un chercheur, dans deux siècles, choisisse une date en 1968, examine tous les journaux, les programmes de radio et de télévision, passe en revue ce qui a été distribué aux consommateurs d'informations, il ne trouvera pas plus de 0,3% d'informations ayant une valeur quelconque sur le plan culturel ou historique, situées dans une perspective du futur et dignes d'être retenues comme document. Ce n'est un secret pour personne: derrière l'information se cachent d'autres motivations qui servent des desseins et des intérêts plus ou moins avoués, économiques, financiers, industriels, politiques.
Quels sont aujourd'hui les rapports entre les masses et ce qu'on appelle les élites? Quels pourront être les développements sociologiques de ce rapport?
Il faut bien le constater: dès le début de l'explosion démographique, une fraction de l'élite intellectuelle, représentée par lesscientifiques, a commencé à prendre le large et à se créer une situation privilégiée, favorisée dans un certain sens par le fait que son travail facilitait l'industrialisation des produits de consommation. Ce sont les scientifiques, en effet, qui ont élaboré une nouvelle technologie permettant un rendement de plus en plus massif d'un pris de revient de plus en plus réduit. Dans une première phase, les scientifiques ont été obligés de s'associer avec des groupes d'intérêt financiers et industriels pour développer leurs recherches, les moyens considérables qui leur sont nécessaires ne pouvant être fournis que par l'État ou par les grandes entreprises organisées en fonction des problèmes quantitatifs.

La science a facilité ainsi l'augmentation quantitative de produits plus ou moins médiocres.
Mais l'homme de science n'a pas été seulement utilisé, il est devenu complice de cette féodalité nouvelle, la science jouant un peu le même rôle que la religion dans le passé, qui a cru se servir de l'art, alors que l'art s'est servi d'elle. Aujourd'hui d'ailleurs, l'art commence déjà à se servir de la science de la même façon.
Devant l'éclosion de cette caste de scientifiques, qui prenait de plus en plus en main le destin de l'humanité, les médiocrisés ont fermé les yeux.
Nous sommes arrivés devant un fait accompli: la formation d'une élite scientifique et technocratique, qui s'est emparée très habilement d'un secteur vital, car elle a pris soin de ne pas présenter cette prise de pouvoir progressive sous sa forme véritable, mais comme une source permanente d'amélioration des conditions sociales.
Scientifiques et technocrates, s'engageant dans une série de compromis, orientant leurs recherches dans le sens d'une production massive de produits, ont soigneusement évité de toucher aux véritables problèmes culturels. Ils savent fort bien que si les masses reconnaissent volontiers leur incompétence en matière scientifique et technologique, tout en profitant d'un façon évidente mais superficielle des produits de ce secteur, elles ne souhaitent pas être approvisionnées en produits culturels dont la compréhension et la jouissance leur échappent, considérant tout naturellement ces produits comme superflus et inadaptés à leur niveau d'information.

Ni les scientifiques, ni les techniciens ne se penchent d'ailleurs directement sur les problèmes culturels et esthétiques qui ne les intéressent pas, trop préoccupés par une énorme tâche à accomplir. Tâche à la mesure de celle des esclaves égyptiens bâtissant les pyramides, qui, eux non plus, ne pouvaient se préoccuper de l'art, c'est-à-dire de ce qu'on allait placer au coeur des pyramides. On peut considérer cette multitude de techniciens, technologues, technocrates, scientifiques, etc., comme des esclaves en train de bâtir patiemment, chacun fixé sur son objectif isolé, l'infrastructure de nos pyramides futures. Ils participent ainsi indirectement à l'édification d'une voûte supérieure, l'esthétisation finale de l'humanité.

Les effets scientifiques sont pourtant éphémères. L'homme de science peut être considéré comme un rouage important, inséré dans un énorme ensemble de rouages imbriqués les uns dans les autres. Mais dans ce mécanisme complexe qu'est la société, comparable si l'on veut à un système d'horlogerie, des assemblages nouveaux viennent sans cesse s'ajouter aux anciens. Sans arrêt, des rouages neufs s'introduisent dans cet ensemble expansionnel, et peu à peu certains d'entre eux perdent de leur importance par rapport aux autres. Ils vont presque jusqu'à s'atrophier, noyés dans l'ensemble d'un système devenant de plus en plus vaste quantitativement et qualitativement: la physique newtonienne, essentielle à un moment donné, n'est plus qu'une date dans l'Histoire.

 Ce système de rouages, s'amplifiant, englobant beaucoup d'espace-temps, puis disparaissant, c'est le reflet de l'entropie qui s'empare très vite de toutes les idées, de tous les objets, de tous les effets scientifiques et qui les use, à la différence des idées, objets et effets artistiques valables valables qui entrent dans un circuit actif grandissant. Ce sont pour ainsi dire des phénomènes négentropiques dans la société, les seuls d'ailleurs véritablement perturbateurs, au sens positif de ce terme.

La société passe par des phénomènes entropiques grandissants. Chaque phase évolutive est condamnée à mort dès son apparition, comme chacun de nous. La science se développe également par phases, et, dès son apparition, chaque idée scientifique est condamnée à disparaître et à céder sa place à une autre.

Un seul phénomène ne semble pas condamné à mort: le phénomène de l'art. L'énergie idéologique considérable déployée par les grandes créations artistiques a propulsé la société. Le passage d'une phase à l'autre de l'évolution se fait par l'intermédiaire de l'art. Il extrapole l'essentiel, le transcende et le résultat de chaque phase disparue subsiste à travers tous les produits esthétiques qu'elle a pu créer.

Mais, paradoxalement, aujourd'hui déjà, grâce aux scientifiques et aux technologues, on assiste à un bond en avant de l'activité créatrice artistique, préfiguration d'une subordination de la technologie et de la science à des intérêts supérieurs, culturels et esthétiques. Car, au lieu de se laisser asservir, l'esthétique devra un jour asservir la technologie et la science.

Le phénomène démographique oblige les scientifiques à des programmations à plus long terme, à des solutions plus complexes. Plus on travaille à long terme, plus les programmes élaborés touchent à des quantités d'informations grandissantes et à des masses de temps de plus en plus étendues. Cela suppose des moyens techniques perfectionnés, ainsi qu'un effort d'invention, de création, d'imagination considérable. C'est une des raisons pour lesquelles les scientifiques sont favorisés. Il est apparu, d'une façon d'abord inconsciente, puis de plus en plus manifeste que, sans leur concours, le problème du travail prospectif pour l'adaptation à cette quantité en expansion que représente la multitude grandissante de l'espèce humaine, n'était pas soluble.

La société s'est vue dans l'obligation de recourir à des scientifiques, dans son propre intérêt de survivance. Cela apparaîtra d'une façon plus évidente ultérieurement, quand les ressources énergétiques naturelles seront épuisées, et qu'il faudra trouver d'autres sources pour pouvoir maintenir l'expansion sur tous les plans. Sans le concours des scientifiques, ce n'est pas réalisable. Prolongement biologique de l'homme, la technologie leur doit ses progrès.

Un jour, grâce à la technologie hyperévoluée des scientifiques hyperévolués, on trouvera le moyen de supprimer l'inégalité de répartition de la matière grise, l'inégalité génétique qui a, jusqu'à présent, empêché une importante fraction de la société d'accéder à un état évolué, culturellement, esthétiquement, intellectuellement. Quand cette révolution scientifique permettra de réaliser la véritable libération, la véritable révolution sociale, elle perdra toute sa raison d'être et disparaîtra en tant que phénomène moteur. La technologie reprendra alors sa modeste place.

Pour l'instant, les technocrates et les scientifiques, par le truchement des industriels avec lesquels ils ont conclu un contrat tacite de collaboration, se maintiennent dans une situation privilégiée où ils ont tous les moyens d'investigation, de recherche et de réalisation à leur disposition, ainsi que l'appui des masses.

Tout cela crée un état de fait, contractuel et multiple, ou chacun admet sa supériorité ou son infériorité, selon les bénéfices apparents que chaque partie en retire. Phénomène dangereux et grave parce qu'une partie de l'élite se soumet finalement de compromis en compromis, à une situation qui favorise la médiocrisation de la société.

Les médiocrisés eux-mêmes, qui ne sont pas condamnés à la médiocrité éternelle, acceptent volontairement cette situation et essayent de la stabiliser, freinant ainsi le progrès général qui ne peut être que solidaire, c'est-à-dire non seulement scientifique et technique, mais aussi culturel et social.
Nous sommes ainsi arrivés aujourd'hui, provisoirement sans doute, à une période de sclérose, née aussi bien de l'opportunisme des castes de scientifiques et de technocrates que de la paresse intellectuelle des masses.

Dans cette situation, le rôle de tous ceux qui créent des produits esthétiques, culturels, est extrêmement complexe. Ils sont totalement coupés des masses et doivent travailler dans un isolement complet. Leur intégration sociale devient très difficile dès qu'ils refusent les compromis. Ils sont isolés aussi bien de l'élite régnante, scientifique et technocratique que de leurs associés qui manifestent d'ailleurs une méfiance profonde vis-à-vis de leurs recherches, en raison de leur irrationalité apparente. En outre, les technocrates ne concoivent pas l'introduction des produits esthétiques et culturels authentiques dans des circuits de consommation d'un niveau supérieur, qui ne correspondent pas à leurs concepts rationalistes et économico-politiques.

Ici, nous nous trouvons en face d'un conflit latent dont l'acuité n'est pas assez apparente, du fait que les groupes de créateurs artistiques et culturels authentiques n'ont pas pris suffisamment conscience de l'importance de leur rôle et de leur pouvoir.

Ils n'ont pas pris conscience non plus de la nécessité de s'unir, de s'organiser et d'imposer un nouveau cours à l'évolution, et de s'opposer à toutes les tentatives de médiocrisation ou d'exclusion de produits esthétiques réels, grâce à quoi cette espèce de sclérose culturelle pourrait être enrayée, permettant à la société de s'engager dans la véritable voie du progrès social. Elle serait approvisionnée de plus en plus largement en produits culturels constamment améliorés, et serait et serait informatisée à des niveaux de plus en plus élevés. La société pourrait ainsi entrer dans une ère où sa vie organique trouverait un équilibre grâce à la distribution rationnelle des produits de consommation matériels et culturels.

Pour cela, il serait nécessaire que les créateurs artistiques isolés, échappant à tout compromis, sortent de leur laboratoire, de leur tour d'ivoire, prennent conscience de leur situation et essayent de s'organiser pour imposer leur présence et leurs produits. Grâce à l'information culturelle qu'ils pourraient introduire d'une façon organique dans le corps social, ils provoqueraient des réactions de plus en plus virulentes, susciteraient des besoins et, enfin, feraient admettre la diffusion de leurs produits dans les circuits de consommation et dans les circuits d'information.

Nicolas Schöffer (1968)

2012-10-19


Le processus de démédiocrisation
(Extrait de "La Ville Cybernétique" de Nicolas Schöffer)

Le déséquilibre de plus en plus flagrant entre l'absorption grandissante des produits de consommation médiocres et la non-absorption des produits culturels réels déclenchera des conflits violents. Ils pourront provoquer une véritable le révolution qui amènera la sortie au grand jour des élites culturelles opprimées.

Autre cause de conflits futurs: le système actuel de récupération, de réinjection des produits esthétiques et culturels du passé, refondus et reconstitués, créant une sensation illusoire d'absorption de produits véritablement esthétiques et culturels.

Aujourd'hui, les exploitants offrent le passé aux masses pour les maintenir dans un état de sous-information permanent. On supprime pratiquement les produits de qualité, excepté le passé qu'on sert à satiété puisqu'il n'est plus gênant. Ce n'est pas ainsi qu'on prépare l'avenir.

Le problème des antiquités en est un exemple. Réellement anciennes ou fabriquées industriellement, elles constituent aujourd'hui l'environnement intérieur d'au moins 50% des cellules d'habitation françaises. Si les 50% restant ne possèdent pas ces reproductions, c'est que les moyens manquent, que la socialisation n'est pas suffisamment développée dans ce domaine pour permettre de doter chaque cellule d'habitation d'un mobilier Louis XV, Directoire, Empire, Napoléon III, etc.

La fabrication de ces faux produits est massive. On crée des besoins artificiels, stéréotypés. 90% des Français rêvent d'avoir un intérieur de "style". C'est là le côté inquiétant du problème. Jamais le passé n'incitera les individus à penser à l'avenir, c'est-à-dire à bouleverser l'état actuel des choses. Installés confortablement dans un environnement qui leur rappelle tout ce qui a été fait auparavant, ils ne pourront pas avoir de préoccupations prospectives. Le passé est un frein providentiel pour les manipulateurs et pour le système répressif actuel. C'est également une des causes de la collusion entre cette production du passé et les intérêts commerciaux de certains. Une forme d'art s'est associée d'une façon éhontée à l'entreprise, conservant les techniques périmées - architecture, sculpture, peinture de chevalet - pour créer de faux produits esthétiques fondés sur le passé. Leur apparence peut n'être pas très passéiste, leur essence l'est. A côté d'un mobilier à décor passéiste, toute cette énorme production techniquement aberrante d'artistes - conscients ou inconscients - qui envahit les intérieurs des cellules d'habitation a contribué puissamment au maintien de la médiocrisation de l'individu et des masses.

Néanmoins, il faudra un jour faire un choix. En Egypte, par exemple, le produit national ne suffit plus à sauvegarder les monuments du passé; ce pays est obligé de recourir à d'autres nations pour sauver ses vestiges. Si l'humanité continue à consacrer tant d'efforts au maintien des vestiges du passé qui s'accumuleront au fur et à mesure que notre passé s'agrandira, les siècles, les millénaires se succédant, fournissant d'autres vestiges, elle risque d'arriver à un point de non-retour où, en définitive, elle ne fera qu'entretenir des Versailles, des Louksor, etc. L'avenir lui échappera alors définitivement. Ce serait la mort de l'humanité, une forme de désintégration, un danger non moins grave que la bombe atomique.

En France, le système éducatif passéiste de l'Ecole des beaux-arts, dans un cadre périmé, est un des exemples types de la médiocrisation par l'introduction de produits du passé mal conservés, maintenus dans un état de pourrissement permanent et injectés dans un groupe qui accepte de le recevoir. D'ailleurs, enseigner la peinture de chevalet est aujourd'hui un crime. La seule chose productive qu'on puisse faire en sortant de l'Ecole des beaux-arts, c'est devenir peintre en bâtiment.

Dans la mesure où les musées sont au service de la culture - qui ne peut faire abstraction de la connaissance du passé -, ils sont nécessaires. Mais ils sont surtout utiles en tant que phénomène-indicateur de l'avenir. Ils ne devraient pas être conçus de façon à figer les individus dans le passé de l'humanité.

Au fur et à mesure que l'homme pénètre plus avant dans son avenir, il découvre aussi son passé par un double et logique mouvement de pénétration. Le carbone 14 nous permet de déchiffrer l'histoire de la matière, de tracer des graphiques passionnants, aux indices extraordinaires. Nous avons besoin d'explorer notre passé, branche substantielle mais non exclusive de notre activité. Il faut cependant se hâter de bâtir l'avenir; aujourd'hui , le phénomène d'accélération apparaît avec une telle acuité que si nous ne le préparons pas, nous risquons un accident précoce.

L'homme qui, à une certaine période de sa vie, oriente ses efforts et ses programmations vers l'avenir, vers l'organisation prospective de la masse de temps virtuelle qui est à sa disposition, peut aussi arrêter et inverser cette tendance, soit graduellement, soit brusquement, et retourner vers son passé, orientant une partie de son activité vers la valorisation, vers la répertorisation, vers la sélection de ses activités d'antan, abandonnant progressivement le développement de son avenir, temporairement rétréci, le négligeant jusqu'à sa fin physique. Longue agonie inconsciente qui est déjà une sclérose intellectuelle et imaginative, annonçant la mort physique inévitable, accélérant même, sans doute, sa venue. Le même phénomène se produit à l'échelle des groupes et des nations qui, eux aussi, à un certain stade de leur développement, ont tendance à se retourner vers leur passé au détriment de leur avenir. C'est le cas des pays vieux. Avec la différence que la masse de temps disponible d'une nation étant considérable, les convulsions de l'agonie peuvent renverser la situation si la tendance à la sclérose rétrospective est annihilée. Les grandes révolutions ont ainsi sauvé un certain nombre de nations; plus elles sont radicales, plus forte est la chance de rajeunissement et de récupération des nouvelles masses de temps disponibles. La révolution française de 1789, la révolution russe et surtout la révolution chinoise en sont des exemples éclatants. Tout particulièrement cette dernière, où l'intelligence et la volonté d'un homme et d'un groupe ont apparemment réussi à annihiler un processus de vieillissement millénaire et à ressusciter un véritable cadavre.

Il est dangereux de leurrer la majorité avec une consommation de biens matériels compensée par quelques produits culturels, du passé, réels, mais périmés, ou par de faux produits culturels largement médiocrisés, et, les uns et les autres, commercialisés.

Ce système arrivera, et arrive déjà, à la saturation, conduisant à la première phase de la révolution, celle des médiocrisés contre leur propre médiocrité culturelle, révolution qui se manifestera par des courants violents orientés vers la destruction des vestiges du passé et des faux tabous culturels du présent.

Cette production et cette consommation mal organisée et mal canalisée créent déjà un état de déséquilibre alarmant. Tout déséquilibre, dans la vie organique complexe qui est celle de la société, provoque des conflits, de même que tout déséquilibre dans le corps humain entraîne des phénomènes pathologiques. Aujourd'hui notre corps social est malade: les jeunes générations le perçoivent. Elles sentent, peut-être moins obscurément qu'on ne pourrait le croire, que les besoins culturels ne sont pas équitablement satisfaits.

Il est indiscutable que notre société traverse une dure épreuve schizophrénique.

Malgré l'immense effort de médiocrisation générale, malgré l'immense production de toutes sortes de produits culturels faux et médiocrisés, le besoin de rééquilibration se fera peu à peu sentir, grâce aux générations montantes. Les signes avant-coureurs de ce besoin apparaissent déjà, de plus en plus fréquents et violents, dans la jeunesse relativement informatisée.

L'Université, en effet, rassemble le seul groupe social où existe un niveau d'information, si bas soit-il. Petite fraction relativement évoluée située quelque peu en dehors de cette acceptation volontaire, de ce stoïcisme impuissant qui caractérise l'état de prolétarisation culturelle existant dans la masse. Si celle-ci ne parvient pas encore à lutter contre sa propre médiocrisation, les petits groupes informatisés acquièrent, eux, lentement, les moyens intellectuels et les informations nécessaires à une prise de conscience de cette situation, et à l'élaboration d'une action d'avant-garde, préparant ainsi une deuxième phase révolutionnaire que nous évoquerons plus loin.

Les véritables créateurs doivent se faire entendre pour que ce besoin de rupture, de changement radical dans l'approvisionnement suranné et inadéquat de produits, se transforme en réalités constructives. Il faut qu'ils proposent, dans les limites de leurs moyens, des solutions désintéressées qui ouvrent la voie à l'élévation du niveau culturel de toutes les catégories de la société.

Les Fondations culturelles, les Maisons de la Culture, offrent le pire et le meilleur. Elles commencent pourtant à toucher de nouvelles couches de la population. Leurs tentatives peuvent apparaître comme les prémices d'un système futur qui essaierait d'introduire le virus culturel à une autre échelle qu'universitaire. Tous les grands mouvements sociaux et culturels sont ainsi précédés de micromouvements, de microphénomènes. Infiltrés dans le corps social, ils provoquent une contagion de répartition inégale mais parfois suffisante pour entraîner quelques progrès.

Il faut éviter que ces centres culturels ne deviennent par la suite des organes de médiocrisation générale. Il faut qu'ils échappent progressivement à la mainmise manipulatrice.

La médiocrisation est devenue aujourd'hui un véritable cancer de la société, une sclérose à laquelle il sera difficile d'échapper. Il faut l'enrayer. Il n'y a pas d'autre issue, sinon des catastrophes nous menaceront dans les secteurs vitaux. Troubles provoqués par la prise de conscience de cet état de médiocrité tout spécial, dû à la plus flagrante des injustices sociales, celle qui n'est pas au niveau de consommation des biens matériels, mais au niveau culturel, intellectuel et esthétique, ainsi que de notre environnement, qui dépend directement de ces trois phénomènes. Car on peut parler d'une injustice culturelle ou esthétique au même titre que d'une injustice sociale au niveau de la consommation.

Ceux qui pensent: " Pourquoi ne puis-je pas manger un bifteck tous les jours, puisque d'autres catégories sociales le peuvent? " ne pensent pas: " Pourquoi ne puis-je consommer des produits esthétiques de valeur, puisque certains privilégiés le peuvent? " Ils ne voient pas le problème. L'injustice culturelle existe; elle est pratiquement acceptée. Mais elle ne le sera pas toujours, ne fût-ce qu'en raison du processus de contrôle et de régulation qu'est la cybernétique. Pour que la société prenne conscience de son état, il faut l'aider, la perturber, lui assener une série de coups, la forcer. Sans perturbation, il n'y a pas d'évolution. Actuellement, nous vivons au stade des maladies infantiles. Nous en aurons beaucoup d'autres, plus graves encore, avant d'atteindre l'âge adulte.

Chose dangereuse: nous assistons à l'augmentation et à l'expansion des phénomènes favorables et défavorables. Or, le phénomène quantitatif, se développant dans le mauvais sens, risque toujours d'arriver à un seuil à partir duquel il y a rupture, dans le mauvais sens également. Il faut l'empêcher à tout prix.

L'échelle s'est amplifiée. Le phénomène démographique multiplie tout, dangereusement. Les groupes antagonistes augmentent en quantité: leur puissance, leurs moyens, leur efficacité, leur pouvoir destructeur augmentent aussi.

La prise de conscience de l'injustice culturelle peut mener à des bouleversements, à des révolutions qui pourraient être fatales dans la mesure où les détenteurs réels du pouvoir actuel, croyant percevoir un danger, essaieraient de maintenir par la force leur situation privilégiée, au lieu de s'adapter. Les armes répressives, politiques ou militaires, sont effectivement dangereuses, mais pourtant dérisoires par rapport à l'efficacité des idées artistiques et esthétiques qui ont une puissance d'action, moins immédiate peut-être que les autres, mais plus efficace à moyen et à long terme. Toute la question est là. Si ces forces militaires et politiques provoquaient un accident avant l'accomplissement de la tâche prospective bien programmée que la présence de l'art impose à la société, cela pourrait être, à différents niveaux, retardateur ou mortel. Si l'effet n'est que retardateur, quelques dizaines ou centaines ou milliers d'années seraient perdues, ce qui n'est pas grand-chose dans l'ensemble des masses temporelles dont dispose la société terrienne. Si l'on évite, par miracle les accidents graves, il y aura, à un moment donné, une telle émergence en force des valeurs esthétiques ou artistiques que le côté misérable des armes militaires et politiques apparaîtra avec une évidence telle qu'elles perdront toute leur force et seront, à l'image de l'urinoir de Marcel Duchamp, des objets dérisoires, désuets, sans contenu.

Déjà, les premières batailles d'autodéfense artistiques ont commencé. Elles seront de plus en plus dures.

Dans le combat, l'art a une action constructive. C'est l'activité répressive de la société contemporaine qui est réactionnaire, contre-révolutionnaire. Les artistes ne sont pas révolutionnaires au sens profond: ce sont les autres qui sont contre-révolutionnaires. Les créateurs suivent une voie bien définie, constructive, socialement valable, face aux manipulateurs qui représentent des forces destructives médiocrisantes. Un jour ou l'autre ce long combat prendra fin, de la même façon que les premières révolutions de la quantité pour la quantité qui ont réussi à supprimer le pouvoir féodal. Mais un pouvoir succédant à un autre n'est qu'un "accident de parcours". Nous avons des dizaines de milliers d'années d'évolution devant nous et les "accidents de parcours", même s'ils durent des siècles, sont une goutte d'eau dans le temps. Rien ne peut arrêter le processus en marche.

Nicolas Schöffer (1968)

2012-09-21

Critique des flux - La Revue des Ressources

Critique des flux - La Revue des Ressources:

Le modèle connexionniste créé par l’ingénierie informatique sous l’effet du développement des modélisations du fonctionnement cérébral par les neurosciences, s’oppose à partir des années 70 au modèle cognitiviste. Pour ce dernier, l’information est traitée par une unité centrale de calcul qui communique séquentiellement avec une mémoire statique par l’intermédiaire de lignes de transmissions. Le comportement de ce type de machine (symbolique) est déterminé d’avance par son programme, de sorte que ses réactions à toutes les entrées admissibles sont prévisibles dès le début. Le modèle connexionniste, au contraire, exige que le système de traitement des entrées soit évolutif et perfectible. Il n’est pas organisé de manière linéaire sur la base d’un traitement « à la chaîne », mais à partir de l’activation d’aires multiples et de réseaux qui opèrent « en parallèle », sans contrôle central, par le simple effet d’interactions locales [1]. L’avantage du modèle connexionniste sur le modèle symbolique classique, c’est qu’il n’est pas nécessaire de lui fournir à la fois les symboles, les opérations, et une bonne partie des catégories (c’est-à-dire les liaisons entre séquences de symboles qu’il faut assurer, celles qu’il faut éviter). Les classifications découlent de l’évolution des connexions dont les « poids » changent au cours de l’apprentissage, aucune unité ne pouvant réaliser à elle seule la classification des informations qui figurent en entrées, alors que le réseau dans son ensemble y parvient.
Ce modèle [2] a été très inspirant pour le management des années 90. L’entreprise se veut plus réactive et rêve de se débarrasser des vieilles structurations fonctionnalistes et des pesantes hiérarchies. Elle exige de fonctionner en réseau, c’est-à-dire en établissant des liens facilement ajustables [3]. En bonne logique connexionniste, il y aurait « plusieurs manières d’identifier les acteurs les plus “importants” d’un système, soit par des mesures de centralité, soit par des mesures de prestige. » [4] En dépit des théories sur l’« intelligence distribuée » que le réseau est censé promouvoir, le modèle connexionniste se contente de n’être qu’une grossière imitation des structures cérébrales ; en revanche, il peut rendre compte de l’évolution des réseaux managériaux et de la structure entrepreneuriale contemporaine.
La métaphore connexionniste se montre utile à la compréhension de la dynamique sociale au cours des dernières décennies car elle éclaire une vaste gamme d’interactions au sein des sociétés développées, surtout à travers la vision que les agents ont d’eux-mêmes et de leurs rapports (ou plutôt de l’idéalisation de ces rapports). Le mot « connexionniste » peut donc figurer au nombre des prédicats les plus pertinents pour exprimer ce stade de développement de la société, de même qu’on parlait ou qu’on parle encore aujourd’hui de façon plus ou moins heureuse de « société bourgeoise », « capitaliste », « industrielle » ou « néo-libérale », étant entendu qu’aucun prédicat n’a pour fonction d’exprimer une totalité et que le sujet qu’il prédique peut n’être lui-même qu’une métonymie (le mot « société » représentant un pays, ou divers pays, ou divers types de pays, etc.)
Le succès de la forme réticulaire connexionniste dans le champ social a été rendu possible par la révolution technologique majeure intervenue au XXe siècle : celle des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC). Si le développement technique a eu pour effet, depuis l’origine du genre Homo, d’accroître sa puissance motrice et sa présence matérielle dans le monde, la société connexionniste a tendance à transformer l’activité en flux informationnels et communicationnels alors que, parallèlement, les appareillages techniques ont acquis un pouvoir de transformation et une puissance destructrice gigantesques.
Le corps humain, en tant qu’entité bipolaire individu-outil, subissait et subit encore, mais à une échelle moins grande que par le passé, une situation d’enfermement destinée à la production. Dans la société connexionniste, la corporéité technique n’est plus destinée prioritairement à produire des biens ou des services, mais des flux, ni à transformer des matières premières, mais du temps. Consommer du temps pour produire des flux, voilà la tâche première de l’individu connexionniste. Il s’agit là d’une autre forme d’enfermement par enveloppement dans un maillage plutôt que par contention dans un espace foucaldien ou même dans un espace de contrôle comme le suggère Deleuze [5].
La société connexionniste vit sous la menace du ralentissement ou du blocage de ses rouages. Elle se méfie de la corporalité biologique qui est source de dysfonctionnements et de perturbation des flux. En tant qu’individu incarné, le citoyen peut provoquer des accidents de la route, encombrer les hôpitaux ou les salles d’attente des administrations (lieux qui ont d’ailleurs pratiquement disparu). Sa corporéité dérange et c’est pourquoi on tente de le réduire à un simple numéro d’identification, à quelques flux. On n’accepte de lui que des messages écrits et vocaux qui sont la plupart du temps traités par des automates ou surtaxés pour limiter leur nombre. Les solutions pouvant faciliter les « missions de service public » seraient celles qui généraliseraient le télé-enseignement ou la télé-médecine (techniques déjà largement expérimentées dans certains pays nordiques). Une autre solution consiste à créer de grandes unités dont la masse gigantesque réduit l’individu à un modeste atome : hôpitaux, aéroports, avions de plus en plus grands.
L’introduction au XVIIIe siècle de la nouvelle machine-automate industrielle, la machine à vapeur, a eu pour effet d’intégrer le travail humain à un domaine plus général qui est celui de l’énergie. Le travailleur des manufactures devait s’abstraire de son mode d’être et rentrer le plus possible dans son rôle d’appendice de la machine au lieu d’être lui-même le « producteur » direct – cet aspect constituait également le paradigme du taylorisme et du fordisme.
À partir de la fin du XIXe siècle, les industries de flux – comme une raffinerie qui est un gigantesque aménagement de tuyauteries, par opposition à des industries « solides » comme le bâtiment, les chaînes de montage représentant un moyen terme entre les deux – gagnent en importance et initient de nouveaux processus industriels : la main d’œuvre est inversement proportionnelle à la production et intervient surtout en cas d’interruption des flux [6]. Dans le processus mécanique, un fluide doit être préalablement transformé en solide par contention dans un récipient, alors que le même type de matière devient un avantage dans le processus fluidique [7] où la transformation s’effectue dans un processus de circulation. De mécanique, le processus industriel prototypique devient progressivement celui de la chimie : l’interaction des matières est seulement surveillée et contrôlée par l’opérateur. La production est de plus en plus automatisée à partir du dernier tiers du XIXe siècle et le phénomène de fluidification ne concerne plus seulement la chimie, mais touche également d’autres secteurs comme l’agro-industrie (distillation des alcools, sucrerie ou laiterie) ou la sidérurgie.
La fluidité industrielle tend à transformer le travailleur en contrôleur de flux [8]. D’opérateur mobile surveillant le circuit et intervenant sur lui à certains endroits, il se transforme en « tableautiste » dans une salle de contrôle et de commandement à distance. À partir des années 1970, les fonctions de contrôle et de planification des opérations sont confiées aux ordinateurs et la mission impartie au travailleur consiste à surveiller l’informatique. Sa qualité première n’est plus sa force de travail, mais sa vigilance, ou même sa simple disponibilité, contractuellement prévue. Toujours dans l’esprit de maintenir la continuité des flux, on tend à rendre le travail évanescent et les tâches plus floues. Le phénomène de l’« astreinte » oblige par exemple des ingénieurs à être présents la nuit non loin du lieu de production. Il en est de même de certains personnels hospitaliers ou de sociétés de transports, en particulier les conducteurs de trains. Le passage du fordisme au toyotisme et à sa gestion « à flux tendus » mobilise davantage la capacité de gestion du risque et le sang-froid du travailleur. Son « mode d’être » est tout aussi important que ses connaissances dans son évaluation. On notera son « dynamisme », sa « mobilité », son « évolutivité » et sa capacité d’« intégration ». Le travailleur doit s’adapter au système fluidique et se motiver (le motif est ce qui donne le mouvement, ce qui est moteur) tout en valorisant soncapital de santé, de jeunesse ou d’expérience, de même que son capital culturel, humain, affectif, cognitif, et autre. Il doit investir toute sa personnalité dans l’interrelation et penser sa vie comme un parcours d’autoproduction plutôt que de production.
Toutes les sphères existentielles [9] et potentialités humaines sont soumises à la valorisation sociale – ce queTemps critiques a nommé société capitalisée. Quelle que soit l’abstraction des données à capitaliser, elle suppose aussi leur technicisation. Activités professionnelles, réseaux de jeu sur Internet, communications interindividuelles par ordinateur et téléphone portable, ou même « connexionisme militant », tous les flux satisfont la dynamique du capital au sein de la société connexionniste. La posture corporelle fluxiste et la situation de solitude avec l’appareil qu’elle suppose, la télévisualisation du monde et la connexio-dépendance sont de puissants facteurs de désocialisation-resocialisation par des moyens purement connexionnistes comme les « réseaux sociaux » ou les sites de rencontres. Le connexionnisme facilite l’englobement de toutes les activités humaines dans les flux de la capitalisation et accroît considérablement la tendance du capital à devenir le milieu où est immergée la vie sociale. Ce qui est réellement antithétique au processus connexionniste, c’est la relation directe entre les personnes non médiée par des moyens techniques, la démocratie locale qui se passe de flux.
La révolution intervenue dans le domaine des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) a eu l’effet parallèle d’amener les forces critiques à délaisser les organisations hiérarchiques centralistes et à adopter les mêmes dispositifs réticulaires. Le contrôle des flux (courriels, conversations, etc.) par ses automates fournit à l’État une représentation actualisée du rapport de forces entre dominants et dominés et une vision radioscopique de l’état de rébellion de ces derniers. Les synthèses de ces flux permettent aux experts en sécurité d’évaluer le niveau de dangerosité des différents groupes.
Les « systèmes fluidiques » sont souvent assimilés à une dématérialisation du monde et de l’économie en particulier. La part croissante du travail « immatériel » dans le procès de production – créativité intellectuelle, scientifique, ou capacité communicationnelle et informationnelle – entraînerait une nouvelle forme d’accumulation que certains ont dénommée capitalisme cognitif. « Le mode de production du capitalisme cognitif (…) repose sur le travail de coopération des cerveaux réunis en réseau au moyen d’ordinateurs », écrit par exemple Yann Moulier-Boutang [10]. Le « travail immatériel » serait donc « reconnu comme base fondamentale de la production » (Lazzarato et Negri) [11]. Il semble que l’on fasse une confusion entre flux et fluidité, d’une part, et insubstantiel et immatériel de l’autre. Les flux et les fluides ne sont pas immatériels – sauf ceux qui sont supposés épandre la Grâce divine. En revanche, ils s’opposent à la substance solide qui se définit par sa constance spatio-temporelle. Or si les flux ne sont pas immatériels, ils n’ont pas non plus le pouvoir de dématérialiser. Né lui-même dans la sphère de la circulation, le capital ne vise ni la dématérialisation ni la raréfaction de la substance, mais la fluidification de la dynamique économique et sociale, c’est-à-dire qu’il cherche à favoriser la vitesse de circulation et à valoriser les éléments fluides, comme la flexibilisation du travail, en relation aux inerties structurelles et aux immobilisations encombrantes, sujettes à l’usure et à l’obsolescence technologique.
La transnationalisation et les réseaux informatiques permettent, par exemple, une activité continue du personnel d’une entreprise sous forme de trois-huit en s’appuyant sur une distribution du travail répartie à travers plusieurs continents en fonction des fuseaux horaires des succursales ou filiales. L’espace des flux est a-territorial et le temps a atteint sa fluidité maximale dans une linéarisation rationalisée où a disparu toute trace de cyclicité, hormis celle qui se manifeste sous forme de crises. Un nombre conséquent de « transactions internationales » comptabilisées par les indicateurs sous forme de transferts de biens ne correspondent plus en réalité qu’à des transferts de flux au sein d’un même réseau ou groupe industriel, ou entre diverses sociétés. Certains experts estiment qu’à l’heure actuelle plus du tiers et jusqu’à la moitié du commerce mondial se déroule sous la forme d’un non-commerce intra-entreprises. Mais si l’échange privilégie le flux en relation aux transferts de substance, il n’en devient pas pour autant « immatériel ». Les infrastructures industrielles, éléments solides par excellence, sont elles-mêmes gagnées par une certaine forme de mobilité puisque les industriels n’hésitent plus à les délocaliser vers des pays où la main d’œuvre est moins chère, quitte dans certains cas, il est vrai assez rares, à les relocaliser à nouveau dans les pays d’origine.
Si la fluidification conduit à un accroissement de substance, elle est aussi à l’origine d’un mouvement chaotique qu’illustrent sans ambiguïté certaines métaphores utilisées aujourd’hui : « bulles » qui gonflent et qui éclatent, « tempêtes » [12] boursières ou financières, « naufrages » de certains États, etc. Ce processus n’est pas impersonnel ni le résultat d’un quelconque automatisme indépendant de la volonté humaine. Il est dirigé en permanence par les principaux réseaux de puissance qui ont le pouvoir d’agir à l’échelle mondiale [13].
En jouant sur les rivalités nationales, les grands groupes industriels et financiers gagnent la maîtrise du jeu et imposent des dérégulations de plus en plus cruciales. La transnationalisation du droit par les organismes d’arbitrage chargés des conflits relatifs à l’économie mondiale et les organisations financières supra-nationales, exerce une forte contrainte sur les États. Mais cela ne signifie pas que les États soient complètement destitués de leurs fonctions et mis au rebut par l’économie mondiale. Ils sont au contraire indispensables à l’établissement des normes et à la mise en œuvre des politiques d’éducation, transports, énergie ou sécurité intérieure. Ils se chargent également de répercuter les politiques financières qui répondent aux exigences de la concurrence internationale sur le marché mondial telle que les définissent les institutions comme l’OMC, la Banque mondiale, le FMI ou les G8, G20, les agences de notation et autres organisations transnationales de régulation de l’économie mondiale [14].
L’un des moyens que les États utilisent au service de l’économie mondiale, outre la désinstitutionnalisation de la plupart des médiations traditionnelles, est la dramaturgie des crises, des conflits et des risques. Les principaux risques qui servent de levier à ces politiques sont les risques techno-scientifiques, écologiques, terroristes et financiers. L’éducation à la peur est devenue la tâche principale et quasi la mission officielle de la planète TIC qui distille en permanence et donne un écho considérable à tout ce qui peut apparaître comme un risque réel ou potentiel.
Le système fluidique par excellence que constitue le réseau électrique a restructuré en profondeur la sphère productive et sa distributivité a été la condition du succès de la révolution des TIC. Mais en retour, la production et la distribution de l’énergie électrique est connexio-dépendante puisque le système n’est gérable que grâce aux TIC, ce qui le rend vulnérable au sabotage informatique [15]. Les départements de défense des pays où le niveau d’informatisation est le plus développé – et donc totalement irréversible – cherchent des solutions pour le protéger de cyber-attaques qui peuvent être aussi destructrices que les guerres conventionnelles. L’infection des centrifugeuses nucléaires iraniennes en 2009 par des virus créés par les Occidentaux ou la paralysie de l’Estonie en 2007 provoquée par les Russes en représailles contre le déplacement d’un monument érigé durant leur période d’occupation, la découverte de « bombes logiques » chinoises (virus dormants) dans le réseau électrique américain, tout cela prouve que le fluidisme poussé à l’extrême engendre des fragilités structurelles. Vulnérable aux attaques extérieures, le secteur de l’énergie est également sensible aux décisions d’un nombre restreint d’opérateurs dans chaque pays.
De la société mercantile puis industrielle jusqu’à la société connexionniste, les systèmes fluidiques ont bien sûr évolué. L’univers circulationniste visait à fluidifier l’espace et ses substances, le fluxisme de la société connexionniste veut transformer le temps.
Les systèmes fluidiques, en accélérant le temps social, ralentissent paradoxalement les délais de réaction et compromettent les ajustements à certaines finalités comme celle de la santé publique – on a vu que, dans ce domaine, le problème principal est moins celui du coût que du temps de réaction. L’énergie considérable qu’il faut déployer pour modifier la trajectoire de ces systèmes rend l’exercice périlleux et réduit son efficacité à néant. L’exemple de la nocivité des téléphones portables et des antennes-relais ou celui des accidents nucléaires sont probants : même si le danger de ces technologies est avéré, cela coûterait trop cher de les abandonner – en termes économiques, et aussi d’efforts d’imagination, de coûts politiques, et autres. L’effet de l’accélération de la fluidité a pour conséquence l’inhibition de tout changement de direction de cette fluidité, ce qui renforce l’illusion d’automatisme systémique. Le temps social est linéarisé et subsumé par le temps du développement technique et ce développement semble être imposé par la cinétique des systèmes fluidiques.
Les sociétés historiques agissaient en se projetant vers l’avenir, leur temps était ce mouvement lui-même qui les précipitait vers le futur. Mais rien n’était écrit ici-bas et leur futur demeurait incertain, leur temporalité marquée par le sceau de l’indéterminité et du risque. Nos sociétés, au contraire, voient le futur comme une épreuve menaçante qui ne cesse de se rapprocher, un à-venir qui viendra inéluctablement s’échouer sur nous sans que nous puissions nous écarter de son chemin.
Cette temporalité porteuse de déterminité et de menaces, la société connexionniste parvient tant bien que mal à la neutraliser, à la dissoudre dans un espace déterritorialisé, abstrait et lisse, un lieu sans mémoire où les TIC règnent en maîtres et dont l’accès privilégie nos sens distaux. La communication permanente et l’activité fluxiste surmontent en apparence la résistance du réel, recomposent artificiellement la socialité disparue – recomposition qui s’effectue sur un mode plus distal que proximal, magnifiant et interdisant à la fois le « contact ». Elle s’accompagne d’un discours extatico-apologétique et d’une autoglorification permanente de la « communication » vue comme une nouvelle transcendance. Les flèches des clochers qui s’élevaient jadis sur de rares hauteurs ont fait place aujourd’hui à des milliers d’antennes-relais ouvrant le domaine grandiose des cieux communicationnels aux vivants d’aujourd’hui et non plus aux croyants en un futur au-delà. Parallèlement, le temps se définit métonymiquement par le rythme des innovations technologiques qui constituent une suite sans fin et sans autre visée que de remplir ce temps devenu vide.
Ce que George Orwell avait imaginé sous la forme d’un cauchemar totalitaire – l’élimination de la mémoire sociale et du temps historique –, la société connexionniste l’a réalisé sur un mode étourdissant, plongeant ses membres dans une ivresse qui ressemble à ce « délire bachique » que Hegel assimilait au « vrai » – délire auquel personne n’échappe sans risquer de se perdre et qui est aussi, pour cette raison, « repos translucide et simple ».
Cependant, même si le futur arrive vers nous comme un mur infranchissable, il n’a pas effacé le souvenir du temps. L’ivresse n’a pas aboli le sentiment que le temps n’est pas suspendu et que son cours ne s’est pas réellement inversé. Nous savons qu’il attend simplement que nous lui redonnions son sens métaphorique premier : celui d’un chemin d’aventure vers l’imprévisible avenir.
On peut donc lire les signes de révolte incertains et sommairement formulés – émeutes de casseurs, occupations d’indignés, mouvements de la jeunesse des pays arabes, révoltes contre les politiques d’austérité – comme un réveil encore halluciné et mal dégagé de l’hypnose technologique. Mais ces signes ne trompent pas : l’imaginaire fluidique qui a poussé la rationalisation et la mobilité jusqu’à l’absurde, qui a dissocié le corps et son milieu, le distal et le proximal, le sujet et l’objet, est entré en décomposition depuis une quarantaine d’années et ne peut plus persister très longtemps à vider l’espace du rêve.
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Notes

[1] – Le traitement de l’information repose sur l’interaction activatrice ou inhibitrice d’unités élémentaires ou neurones formels à l’intérieur du réseau. Ces unités ou « neurones » sont de trois types : a) les unités d’entrée, b) les unités cachées dont l’activité dépend de leurs relations, c) les unité de sortie. Le modèle « apprend » à calculer en comparant avec les résultats souhaités les résultats obtenus d’abord par une activation au hasard de ses neurones, et en reconfigurant en conséquence les liens entre ces derniers : il en renforce certains (l’activation des uns entraînera celle des autres et réciproquement) et affaiblit les autres (inhibitions). Le modèle peut apprendre n’importe quel algorithme, à une condition : avoir plusieurs « couches » entre l’entrée et la sortie, et une fonction de rétropropagation du gradient d’erreur, qui permet de rectifier l’organisation des connexions, couche après couche, afin de réduire l’écart entre résultats escomptés et résultats obtenus. Pour les partisans du modèle symbolique (métaphore de l’ordinateur), la logique est propositionnelle (un énoncé est vrai ou faux), ce qui suppose un ensemble de règles fixes et explicites pour le traitement cognitif naturellement associé à un fonds mnémonique. Le but des machines connexionnistes est au contraire de modéliser le sujet en évolution et de présenter le processus d’acquisition indépendamment d’une quelconque base mnémonique : la machine connexionniste n’a de mémoire qu’assujettie aux changements de ses configurations de traitement. C’est pourquoi la perspective connexionniste rejette l’opposition entre compétence (connaissance de règles explicites) et performance (application de ces règles).
[2] – Cf. notamment Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, éd. Gallimard, 1999. Pour une étude topologique des réseaux contrôlés par les grands groupes financiers et industriels à l’échelle planétaire, on pourra se reporter à l’étude réalisée en 2011 par les chercheurs de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) : The network of global corporate control (Le réseau du contrôle global des sociétés). URL : http://arxiv.org/PS_cache/arxiv/pdf...
[3] – Dans la perspective de certains chercheurs en management, cette logique a introduit « le concept d’autorégulation dont la compréhension nous permet d’appréhender le fonctionnement des entreprises en réseau autonomes. Dans toutes les situations, qu’un membre contrôle l’ensemble du réseau à un moment donné ou que personne n’en soit capable, que les membres soient concurrents entre eux ou qu’ils soient complémentaires, le mode d’organisation en réseau repose sur un principe identique. Il permet de mettre en oeuvre une action collective menée par des entités interdépendantes et séparées par des distances physiques ou immatérielles. » Christophe Assens, « Communication au 2ème colloque sur la Recherche Neuronale en Sciences Économiques et de Gestion, Poitiers », 27 Octobre 1995, publiée dans les Actes du colloque sur la Recherche Neuronale en Sciences Économiques et de Gestion, Vol 2,193-206.
[4] – « La centralité de type (degree) se mesure au nombre de liens établis entre l’acteur et les autres : plus un acteur est central, plus il est actif dans le réseau. La centralité de type (closeness) se mesure au nombre moyen de pas qu’un acteur doit faire pour rejoindre les autres membres du réseau : un acteur est donc central s’il est “proche” de beaucoup d’autres, s’il peut entrer en contact très vite ou interagir facilement avec eux. La centralité de type (betweeness) se mesure au nombre de chemins (les plus courts) sur lesquels l’acteur est un passage obligé entre deux autres acteurs : on est d’autant plus central qu’on exerce un contrôle sur les interactions ou échanges entre d’autres acteurs. » Emmanuel Lazega, « Analyse de réseau et sociologie des organisations »,Revue Française de Sociologie, 1994.
[5] – Cf. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », 1990. Sur la différence entre société de contrôle et société connexionniste, on pourra se reporter à Bernard Pasobrola, « Orwell, Bradbury et le « printemps arabe », La Revue des ressources, avril 2010. URL : http://www.larevuedesressources.org...
[6] – Comme l’a montré François Vatin dans La fluidité industrielle, éd. Klincksieck, 1986.
[7] – S’appuyant sur les thèses de Pierre Naville (Vers l’automatisme social ?, 1963) François Vatin met en garde contre l’assimilation réductrice de l’automatisation à la robotique, car « l’automatisation des systèmes industriels repose sur la recherche de voies techniques nouvelles, qui relèvent de la “chimisation” mise en évidence par Naville. Ainsi, dans la production métallurgique, on va remplacer l’usinage mécanique par l’emploi d’ultrasons, de lasers, etc. ; on va limiter le montage par la fabrication de pièces monoblocs par moulage ; plus généralement (ce qui se combine avec ces deux évolutions), on va remplacer le métal par de nouveaux matériaux de synthèse, plus légers, plus résistants et se prêtant mieux à des traitements fluides. » François Vatin, Le travail et ses valeurs, éd. Albin Michel, 2008.
[8] – Le fluxisme ne touche pas que la sphère professionnelle puisque la psychomotricité déployée en dehors des heures de travail comporte une composante de plus en plus majoritairement dédiée aux loisirs connexio-dépendants : téléphone portable, télévision, jeux vidéo, surf Internet, e-mails, commerce en ligne, etc. Certaines sociétés, comme la firme anglaise Eyes Internet, vont jusqu’à proposer aux particuliers une activité fluxiste bénévole qui consiste à suivre en direct, depuis leur domicile, les images de vidéosurveillance de ses « clients d’affaires » et de prévenir la police en cas de délit.
[9] – L’un des aspects de la capitalisation de tous les domaines de la vie est retracé ironiquement par Kundera dans ce passage sur l’érotisme où il constate que le plaisir est lui-même assimilé à une tâche utilitaire, qu’il est devenu lui aussi un « travail » : « Je me rappelle, écrit-il, cette Américaine qui, il y a trente ans, mine sévère et enthousiaste, sorte d’apparatchik de l’érotisme, m’a donné une leçon (glacialement théorique) sur la libération sexuelle ; le mot qui revenait le plus souvent dans son discours était le mot orgasme ; j’ai compté : quarante-trois fois. Le culte de l’orgasme : l’utilitarisme puritain projeté dans la vie sexuelle ; l’efficacité contre l’oisiveté ; la réduction du coït à un obstacle qu’il faut dépasser le plus vite possible pour arriver à une explosion extatique, seul vrai but de l’amour et de l’univers. » La lenteur, éd. Gallimard, 1995.
[10] – Le capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation, éd. Amsterdam, 2007.
[11] – Maurizio Lazzarato, Toni Negri : « Travail immatériel et subjectivité », URL : http://multitudes.samizdat.net/Trav...
[12] – On peut d’ailleurs y voir un lien avec les tempêtes climatiques proprement dites, dues elles aussi à des « dérèglements » qui provoquent des déséquilibres.
[13] – Pour la définition de ces réseaux, on pourra se reporter à l’article « Quelques précisions sur Capitalisme, capital, société capitalisée », in Temps critiques no 15, janvier 2010.
[14] – Même si les actuelles « révolutions arabes » sont nées de l’exaspération populaire à l’encontre de la dictature, il ne faut pas sous-estimer la volonté des groupes et institutions internationaux d’établir des conditions de meilleures conditions de circulation du capital dans ces pays où la richesse était substantiellement captée par les « familles » au pouvoir. Ces États de type ploutocratique ne satisfont pas aux exigences fluidiques des réseaux dominants.
[15] – « Dans un entretien avec plusieurs journalistes, dont rend compte cette semaine le New York Times, le général Alexander [chef du Cyber Command de l’armée américaine] propose la création d’un réseau Internet distinct de celui qui existe aujourd’hui, afin de sécuriser le réseau électrique américain, considéré comme le maillon faible de la sécurité des États-Unis. Cette proposition d’une ampleur considérable, financièrement et techniquement, est lancée publiquement par le général en anticipation d’une remise à plat de tous les enjeux stratégiques liés à Internet par la Maison Blanche d’ici à janvier. » « Cyberguerre : un général veut un deuxième Internet aux États-Unis », par Pierre Haski, Rue 89, 25/09/2010.


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