2012-10-19


Le processus de démédiocrisation
(Extrait de "La Ville Cybernétique" de Nicolas Schöffer)

Le déséquilibre de plus en plus flagrant entre l'absorption grandissante des produits de consommation médiocres et la non-absorption des produits culturels réels déclenchera des conflits violents. Ils pourront provoquer une véritable le révolution qui amènera la sortie au grand jour des élites culturelles opprimées.

Autre cause de conflits futurs: le système actuel de récupération, de réinjection des produits esthétiques et culturels du passé, refondus et reconstitués, créant une sensation illusoire d'absorption de produits véritablement esthétiques et culturels.

Aujourd'hui, les exploitants offrent le passé aux masses pour les maintenir dans un état de sous-information permanent. On supprime pratiquement les produits de qualité, excepté le passé qu'on sert à satiété puisqu'il n'est plus gênant. Ce n'est pas ainsi qu'on prépare l'avenir.

Le problème des antiquités en est un exemple. Réellement anciennes ou fabriquées industriellement, elles constituent aujourd'hui l'environnement intérieur d'au moins 50% des cellules d'habitation françaises. Si les 50% restant ne possèdent pas ces reproductions, c'est que les moyens manquent, que la socialisation n'est pas suffisamment développée dans ce domaine pour permettre de doter chaque cellule d'habitation d'un mobilier Louis XV, Directoire, Empire, Napoléon III, etc.

La fabrication de ces faux produits est massive. On crée des besoins artificiels, stéréotypés. 90% des Français rêvent d'avoir un intérieur de "style". C'est là le côté inquiétant du problème. Jamais le passé n'incitera les individus à penser à l'avenir, c'est-à-dire à bouleverser l'état actuel des choses. Installés confortablement dans un environnement qui leur rappelle tout ce qui a été fait auparavant, ils ne pourront pas avoir de préoccupations prospectives. Le passé est un frein providentiel pour les manipulateurs et pour le système répressif actuel. C'est également une des causes de la collusion entre cette production du passé et les intérêts commerciaux de certains. Une forme d'art s'est associée d'une façon éhontée à l'entreprise, conservant les techniques périmées - architecture, sculpture, peinture de chevalet - pour créer de faux produits esthétiques fondés sur le passé. Leur apparence peut n'être pas très passéiste, leur essence l'est. A côté d'un mobilier à décor passéiste, toute cette énorme production techniquement aberrante d'artistes - conscients ou inconscients - qui envahit les intérieurs des cellules d'habitation a contribué puissamment au maintien de la médiocrisation de l'individu et des masses.

Néanmoins, il faudra un jour faire un choix. En Egypte, par exemple, le produit national ne suffit plus à sauvegarder les monuments du passé; ce pays est obligé de recourir à d'autres nations pour sauver ses vestiges. Si l'humanité continue à consacrer tant d'efforts au maintien des vestiges du passé qui s'accumuleront au fur et à mesure que notre passé s'agrandira, les siècles, les millénaires se succédant, fournissant d'autres vestiges, elle risque d'arriver à un point de non-retour où, en définitive, elle ne fera qu'entretenir des Versailles, des Louksor, etc. L'avenir lui échappera alors définitivement. Ce serait la mort de l'humanité, une forme de désintégration, un danger non moins grave que la bombe atomique.

En France, le système éducatif passéiste de l'Ecole des beaux-arts, dans un cadre périmé, est un des exemples types de la médiocrisation par l'introduction de produits du passé mal conservés, maintenus dans un état de pourrissement permanent et injectés dans un groupe qui accepte de le recevoir. D'ailleurs, enseigner la peinture de chevalet est aujourd'hui un crime. La seule chose productive qu'on puisse faire en sortant de l'Ecole des beaux-arts, c'est devenir peintre en bâtiment.

Dans la mesure où les musées sont au service de la culture - qui ne peut faire abstraction de la connaissance du passé -, ils sont nécessaires. Mais ils sont surtout utiles en tant que phénomène-indicateur de l'avenir. Ils ne devraient pas être conçus de façon à figer les individus dans le passé de l'humanité.

Au fur et à mesure que l'homme pénètre plus avant dans son avenir, il découvre aussi son passé par un double et logique mouvement de pénétration. Le carbone 14 nous permet de déchiffrer l'histoire de la matière, de tracer des graphiques passionnants, aux indices extraordinaires. Nous avons besoin d'explorer notre passé, branche substantielle mais non exclusive de notre activité. Il faut cependant se hâter de bâtir l'avenir; aujourd'hui , le phénomène d'accélération apparaît avec une telle acuité que si nous ne le préparons pas, nous risquons un accident précoce.

L'homme qui, à une certaine période de sa vie, oriente ses efforts et ses programmations vers l'avenir, vers l'organisation prospective de la masse de temps virtuelle qui est à sa disposition, peut aussi arrêter et inverser cette tendance, soit graduellement, soit brusquement, et retourner vers son passé, orientant une partie de son activité vers la valorisation, vers la répertorisation, vers la sélection de ses activités d'antan, abandonnant progressivement le développement de son avenir, temporairement rétréci, le négligeant jusqu'à sa fin physique. Longue agonie inconsciente qui est déjà une sclérose intellectuelle et imaginative, annonçant la mort physique inévitable, accélérant même, sans doute, sa venue. Le même phénomène se produit à l'échelle des groupes et des nations qui, eux aussi, à un certain stade de leur développement, ont tendance à se retourner vers leur passé au détriment de leur avenir. C'est le cas des pays vieux. Avec la différence que la masse de temps disponible d'une nation étant considérable, les convulsions de l'agonie peuvent renverser la situation si la tendance à la sclérose rétrospective est annihilée. Les grandes révolutions ont ainsi sauvé un certain nombre de nations; plus elles sont radicales, plus forte est la chance de rajeunissement et de récupération des nouvelles masses de temps disponibles. La révolution française de 1789, la révolution russe et surtout la révolution chinoise en sont des exemples éclatants. Tout particulièrement cette dernière, où l'intelligence et la volonté d'un homme et d'un groupe ont apparemment réussi à annihiler un processus de vieillissement millénaire et à ressusciter un véritable cadavre.

Il est dangereux de leurrer la majorité avec une consommation de biens matériels compensée par quelques produits culturels, du passé, réels, mais périmés, ou par de faux produits culturels largement médiocrisés, et, les uns et les autres, commercialisés.

Ce système arrivera, et arrive déjà, à la saturation, conduisant à la première phase de la révolution, celle des médiocrisés contre leur propre médiocrité culturelle, révolution qui se manifestera par des courants violents orientés vers la destruction des vestiges du passé et des faux tabous culturels du présent.

Cette production et cette consommation mal organisée et mal canalisée créent déjà un état de déséquilibre alarmant. Tout déséquilibre, dans la vie organique complexe qui est celle de la société, provoque des conflits, de même que tout déséquilibre dans le corps humain entraîne des phénomènes pathologiques. Aujourd'hui notre corps social est malade: les jeunes générations le perçoivent. Elles sentent, peut-être moins obscurément qu'on ne pourrait le croire, que les besoins culturels ne sont pas équitablement satisfaits.

Il est indiscutable que notre société traverse une dure épreuve schizophrénique.

Malgré l'immense effort de médiocrisation générale, malgré l'immense production de toutes sortes de produits culturels faux et médiocrisés, le besoin de rééquilibration se fera peu à peu sentir, grâce aux générations montantes. Les signes avant-coureurs de ce besoin apparaissent déjà, de plus en plus fréquents et violents, dans la jeunesse relativement informatisée.

L'Université, en effet, rassemble le seul groupe social où existe un niveau d'information, si bas soit-il. Petite fraction relativement évoluée située quelque peu en dehors de cette acceptation volontaire, de ce stoïcisme impuissant qui caractérise l'état de prolétarisation culturelle existant dans la masse. Si celle-ci ne parvient pas encore à lutter contre sa propre médiocrisation, les petits groupes informatisés acquièrent, eux, lentement, les moyens intellectuels et les informations nécessaires à une prise de conscience de cette situation, et à l'élaboration d'une action d'avant-garde, préparant ainsi une deuxième phase révolutionnaire que nous évoquerons plus loin.

Les véritables créateurs doivent se faire entendre pour que ce besoin de rupture, de changement radical dans l'approvisionnement suranné et inadéquat de produits, se transforme en réalités constructives. Il faut qu'ils proposent, dans les limites de leurs moyens, des solutions désintéressées qui ouvrent la voie à l'élévation du niveau culturel de toutes les catégories de la société.

Les Fondations culturelles, les Maisons de la Culture, offrent le pire et le meilleur. Elles commencent pourtant à toucher de nouvelles couches de la population. Leurs tentatives peuvent apparaître comme les prémices d'un système futur qui essaierait d'introduire le virus culturel à une autre échelle qu'universitaire. Tous les grands mouvements sociaux et culturels sont ainsi précédés de micromouvements, de microphénomènes. Infiltrés dans le corps social, ils provoquent une contagion de répartition inégale mais parfois suffisante pour entraîner quelques progrès.

Il faut éviter que ces centres culturels ne deviennent par la suite des organes de médiocrisation générale. Il faut qu'ils échappent progressivement à la mainmise manipulatrice.

La médiocrisation est devenue aujourd'hui un véritable cancer de la société, une sclérose à laquelle il sera difficile d'échapper. Il faut l'enrayer. Il n'y a pas d'autre issue, sinon des catastrophes nous menaceront dans les secteurs vitaux. Troubles provoqués par la prise de conscience de cet état de médiocrité tout spécial, dû à la plus flagrante des injustices sociales, celle qui n'est pas au niveau de consommation des biens matériels, mais au niveau culturel, intellectuel et esthétique, ainsi que de notre environnement, qui dépend directement de ces trois phénomènes. Car on peut parler d'une injustice culturelle ou esthétique au même titre que d'une injustice sociale au niveau de la consommation.

Ceux qui pensent: " Pourquoi ne puis-je pas manger un bifteck tous les jours, puisque d'autres catégories sociales le peuvent? " ne pensent pas: " Pourquoi ne puis-je consommer des produits esthétiques de valeur, puisque certains privilégiés le peuvent? " Ils ne voient pas le problème. L'injustice culturelle existe; elle est pratiquement acceptée. Mais elle ne le sera pas toujours, ne fût-ce qu'en raison du processus de contrôle et de régulation qu'est la cybernétique. Pour que la société prenne conscience de son état, il faut l'aider, la perturber, lui assener une série de coups, la forcer. Sans perturbation, il n'y a pas d'évolution. Actuellement, nous vivons au stade des maladies infantiles. Nous en aurons beaucoup d'autres, plus graves encore, avant d'atteindre l'âge adulte.

Chose dangereuse: nous assistons à l'augmentation et à l'expansion des phénomènes favorables et défavorables. Or, le phénomène quantitatif, se développant dans le mauvais sens, risque toujours d'arriver à un seuil à partir duquel il y a rupture, dans le mauvais sens également. Il faut l'empêcher à tout prix.

L'échelle s'est amplifiée. Le phénomène démographique multiplie tout, dangereusement. Les groupes antagonistes augmentent en quantité: leur puissance, leurs moyens, leur efficacité, leur pouvoir destructeur augmentent aussi.

La prise de conscience de l'injustice culturelle peut mener à des bouleversements, à des révolutions qui pourraient être fatales dans la mesure où les détenteurs réels du pouvoir actuel, croyant percevoir un danger, essaieraient de maintenir par la force leur situation privilégiée, au lieu de s'adapter. Les armes répressives, politiques ou militaires, sont effectivement dangereuses, mais pourtant dérisoires par rapport à l'efficacité des idées artistiques et esthétiques qui ont une puissance d'action, moins immédiate peut-être que les autres, mais plus efficace à moyen et à long terme. Toute la question est là. Si ces forces militaires et politiques provoquaient un accident avant l'accomplissement de la tâche prospective bien programmée que la présence de l'art impose à la société, cela pourrait être, à différents niveaux, retardateur ou mortel. Si l'effet n'est que retardateur, quelques dizaines ou centaines ou milliers d'années seraient perdues, ce qui n'est pas grand-chose dans l'ensemble des masses temporelles dont dispose la société terrienne. Si l'on évite, par miracle les accidents graves, il y aura, à un moment donné, une telle émergence en force des valeurs esthétiques ou artistiques que le côté misérable des armes militaires et politiques apparaîtra avec une évidence telle qu'elles perdront toute leur force et seront, à l'image de l'urinoir de Marcel Duchamp, des objets dérisoires, désuets, sans contenu.

Déjà, les premières batailles d'autodéfense artistiques ont commencé. Elles seront de plus en plus dures.

Dans le combat, l'art a une action constructive. C'est l'activité répressive de la société contemporaine qui est réactionnaire, contre-révolutionnaire. Les artistes ne sont pas révolutionnaires au sens profond: ce sont les autres qui sont contre-révolutionnaires. Les créateurs suivent une voie bien définie, constructive, socialement valable, face aux manipulateurs qui représentent des forces destructives médiocrisantes. Un jour ou l'autre ce long combat prendra fin, de la même façon que les premières révolutions de la quantité pour la quantité qui ont réussi à supprimer le pouvoir féodal. Mais un pouvoir succédant à un autre n'est qu'un "accident de parcours". Nous avons des dizaines de milliers d'années d'évolution devant nous et les "accidents de parcours", même s'ils durent des siècles, sont une goutte d'eau dans le temps. Rien ne peut arrêter le processus en marche.

Nicolas Schöffer (1968)