2019-04-17

L'adulte immature

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https://www.scienceshumaines.com


L'adulte a longtemps été considéré comme l'accomplissement de l'idéal humain. Mais depuis quelques décennies apparaît un adulte sans repères, en crise, que l'on pourrait même qualifier d'immature.
L'adulte n'est plus ce qu'il était. Depuis les années 60, il a subi bien des mutations. On magnifiait alors l'âge adulte comme la période signifiant la véritable entrée dans la vie, l'accomplissement de l'idéal humain. On se souvient à ce propos des célèbres ouvrages parus à l'époque, ceux de Carl Rogers aux Etats-Unis, celui de Georges Lapassade en France. qui conféraient à la vie adulte une perspective résolument optimiste et émancipatrice par rapport à la tutelle de l'enfance (1).
Un tiers de siècle plus tard, malgré les avancées spectaculaires des pratiques de scolarisation et de formation continue aux confins des années 1990-2000, le terme utilisé pour décrire l'adulte s'est métamorphosé de «personne» (chez C. Rogers) en «individu» chez Alain Ehrenberg ou Patrick Boulte.
Ce changement de vocabulaire révèle une évolution de signification : alors que la personne était intégrée dans un environnement social, l'individu est un être désocialisé, c'est-à-dire confiné à son propre isolement. Il est même qualifié d'individu incertain, ou en friches (2).

De l'adulte-étalon à l'adulte à problèmes

Ces cinquante dernières années, l'image de l'adulte s'est transformée en empruntant successivement trois états caractéristiques. Le passage de l'un à l'autre de ces états traduit des évolutions significatives de notre environnement social et de la place de l'adulte dans notre culture.
Jusque dans les années 50, l'adulte était la référence par rapport à laquelle se situaient les autres âges de la vie. Il s'agissait d'un adulte-étalon. Cet état illustrait une société à dominante rurale et traditionnelle, influencée par le jansénisme, le puritanisme et le moralisme républicain ; l'adulte-étalon était alors doublement étalon, à la fois représentant de la norme de l'ordre moral, et responsable de la reproduction des générations. L'adulte gardait une certaine permanence dans ses modes de vie malgré les changements qui apparaissaient dans son environnement. Il désirait incarner un idéal type, celui de la mère au foyer, de l'homme de métier, du professionnel spécialisé dans tel ou tel art, du prêtre, du militaire, de l'ingénieur. En s'identifiant à cet idéal type, il s'accomplissait et pouvait atteindre l'une ou l'autre forme de maturité.
Avec l'avènement des années 60, un nouveau modèle de vie adulte va rapidement s'imposer : celui de l'adulte en perspective. Les mutations techniques et culturelles génèrent avec elles le fameux fossé des générations, illustré en France par la crise de 1968. L'idéologie du changement aidant, l'adulte, dans la façon de se concevoir, modifie ses repères ; il ne se définit plus à travers l'une ou l'autre forme de maturité mais se considère en continuelle maturation ; le maître mot des psychologues anglo-saxons pour qualifier ce nouveau profil est celui de développement vocationnel : à travers les tâches qu'il réalise, que l'on appellera d'ailleurs des tâches vocationnelles, l'adulte se construit par ses projets de carrière, de formation, dans ses projets professionnels.
A partir des années 1975-1980, avec la crise de la société de progrès et la montée des précarités notamment liées au chômage, cet adulte en construction va vite laisser place à une nouvelle représentation de la vie adulte : l'adulte à problèmes. Si, dans les années 80, la civilisation continue ses avancées, elle introduit des changements qualitatifs qui vont brouiller les repères culturels ; l'adulte n'a plus l'impression de se construire à l'intérieur d'un cadre relativement stable ; il se sent perdu, confronté à sa propre solitude, en déficit d'action, en excès de responsabilités nouvelles à assumer, face à ses volontarismes qui se substituent bien souvent aux différents régulateurs institutionnels. Dans un environnement qui lui paraît trop complexe, il fait l'expérience de sa propre immaturité.
Dans cette société plus précaire et mouvante, de nombreux repères disparaissent ou se transforment. Famille, travail, école ou religion, sont autant de domaines de la vie autrefois clairement définis et stables, et désormais en pleine mutation. Ces changements placent l'individu face à de nombreux défis à affronter. La vie adulte donne alors l'impression d'avoir perdu ses perspectives « maturationnelles » pour devenir l'âge des multiples résolutions de problèmes.
On assiste depuis une ou deux décennies à l'émergence de nouvelles formes de familles en continuelle restructuration. La multiplication des divorces, les familles monoparentales, décomposées et recomposées, placent l'adulte dans une vie familiale instable. Au sein de la famille nucléaire même, on émet des doutes sur sa composition souhaitée : parentèle hétérosexuelle, homosexuelle, biologique, d'emprunt...
Le travail a lui aussi perdu ses capacités structurantes ainsi que son rôle identificatoire par une double désaffection. D'une part, le recours de plus en plus fréquent par les employeurs à des embauches par stages ou contrats à durée déterminée, l'augmentation du chômage, et les nécessités de reconversion professionnelle constituent une désaffection objective du monde du travail. D'autre part, il apparaît une désaffection subjective liée à une allergie vis-à-vis d'un travail considéré comme répétitif et appauvri chez les adultes susceptibles de s'insérer professionnellement.
D'autres domaines, bien que plus discrets, évoluent également : ceux spécialement associés à la formation initiale. L'école, tout en allongeant le temps de son encadrement, n'est plus préparatoire pour toute la vie et les premières initiations ont perdu leur caractère organisateur d'antan ; cette école dispense des savoirs menacés d'obsolescence, ayant besoin d'être sans cesse réactualisés par les dispositifs de formation continue.
Enfin, derniers repères majeurs pour un adulte en quête de maturité, ceux tributaires de la sphère idéologico-religieuse n'ont plus la prééminence, ni la force d'évidence qu'ils pouvaient avoir auparavant. Nous abordons une ère de sortie des grandes transcendances, religieuses, laïques, utopiques.
Nous sommes là, pour le moins, confrontés à un quadruple effacement des cadres de référence, ce qui conduit en quelque sorte à un modèle d'adulte sans ancrage. Cet adulte semble avoir perdu ses modèles d'identification. Il lui est demandé de se projeter lui-même, de décider lui-même, de s'orienter lui-même . Toute décision, projet ou orientation de vie lui incombe en propre, résulte d'un choix personnel, d'où cette montée des volontarismes à travers notamment le mythe du projet au sein d'un environnement mouvant et imprévisible (3).

La montée des immaturités

Bien souvent, faute d'environnement porteur, les projets ébauchés apparaîtront comme autant de sursauts volontaires, éphémères et générateurs de formes d'immaturité (4) : ces dernières vont s'exprimer à travers des blocages momentanés ou durables dans le développement des capacités d'autonomie de l'adulte, voire même dans des régressions installant la personne dans telle ou telle dépendance. Evoquons à ce sujet quatre formes d'immaturité qui nous semblent aujourd'hui les plus caractéristiques :
- L'immaturité liée à des contraintes de situation déstructurantes ou assujetissantes : ainsi en est-il de l'adulte confronté à l'épreuve imprévue du chômage, de l'adulte peu qualifié en voie d'exclusion, de l'adulte confronté au désoeuvrement, tributaire d'une histoire personnelle que la conjoncture a rendu trop chaotique.
- L'immaturité associée à la complexité croissante de notre société de communication : la multiplication des informations diffusées, la diversification des réseaux par lesquels elles transitent donnent l'impression de ne plus pouvoir rien maîtriser ; l'adulte se sent dépassé et infériorisé par un environnement qui lui apparaît trop complexe.
- L'immaturité produite par l'effacement des repères conduit à une situation d'indifférenciation. Notre postmodernité crée un grand conformisme malgré la grande diversité des propositions et occasions qu'elle offre ; ce conformisme pousse à l'indifférenciation des sexes, des âges, des statuts, des goûts, des choix... empêchant l'affirmation d'une singularité adulte.
- L'immaturité liée à une incapacité à anticiper et à un repli sur le moment présent, un présent tyrannique, celui de l'urgence, de l'immédiat, de l'instantané, des délais, toutes formes qui empêchent la maturation d'une action durable.
Ces immaturités ne sauraient être considérées d'emblée comme négatives ; car dans les déstabilisations qu'elles engendrent et les stimulations qu'elles provoquent pour les affronter, elles ouvrent paradoxalement vers de nouvelles sphères existentielles possibles.

Crises et transitions

Les formes d'immaturité que nous venons d'énumérer vont se manifester par des crises jalonnant les transitions que l'adulte doit à intervalles réguliers assumer dans le passage d'un âge à l'autre. Ces crises sont associées à des défis que l'adulte aura du mal à affronter ; nous pourrions ici tout spécialement mentionner quatre défis majeurs :
- L'avancée en âge et la peur de vieillir avec en lointaine perspective le tabou de la mort que notre culture occidentale socio-technique a érigé en obsession. Aux passages socialement, voire rituellement organisés, se sont substitués des passages existentiels faiblement socialisés qui prennent souvent la forme de simples transitions, le cas échéant accompagnés de crises. Ainsi, de nombreux jeunes (de 25-30 ans) restent encore dépourvus d'autonomie, condition essentielle de l'âge adulte. De la même façon, nombreux sont ceux, surpris par une retraite anticipée, qui sortent de la condition d'adulte pour tomber dans celle de retraité sans que ce changement ne soit accompagné d'une réelle reconnaissance sociale. Puisqu'il n'y a plus d'institutionnalisation forte du cours de la vie, c'est vers un modèle séquentiel que l'individu se tourne, fait de remises en cause, de ruptures, de transitions.
- Le mal de reconnaissance exprimant chez bon nombre d'adultes un mal-être, pour ne pas dire une souffrance identitaire par le fait de ne pas se sentir reconnu dans ce qu'ils sont, c'est-à-dire dans ce qui les différencie, au niveau de la singularité de leur itinéraire de vie. Ainsi, que dire de ce cadre ou de cet ouvrier qui développait un sentiment identitaire du fait de son appartenance plus ou moins durable à telle ou telle entreprise dès lors que son sentiment d'appartenance, son identification à l'organisation ne peuvent plus se manifester face aux nouvelles recompositions des organisations. On peut aussi citer le préretraité jusqu'ici très impliqué dans son travail, et subitement mis à pied, ou le fonctionnaire désabusé par le dépérissement de la fonction publique. Quelle que soit sa situation, l'adulte a l'impression d'avoir été floué par un environnement socio-économique trop utilitariste à ses yeux. Il finit par en ressentir un vif sentiment d'inutilité sociale, qui peut se transformer en sentiment d'inutilité personnelle.
- Des situations limites à vivre en lien avec telle ou telle épreuve, mise en chômage, accident, maladie, déboires sentimentaux, deuil, toutes épreuves qui viennent au devant de l'individu pour l'obliger à se surpasser par telle ou telle stratégie de rebond. 
Mais ces situations limites peuvent parfois être recherchées par l'adulte lui-même, lorsqu'il se lance un challenge par désir de maîtriser une performance physique ou sportive, une situation périlleuse, ou par la recherche de telle ou telle sensation intense. Dans ces différentes situations limites qui sortent l'adulte de la banalité quotidienne de son existence, il y a possibilité pour lui de conforter son autonomie personnelle en mettant en place des médiations appropriées entre lui-même et l'événement traumatisant ; il y a aussi risque qu'il succombe face à cette situation en s'installant dans l'une ou l'autre forme de dépendance.
- L'évolution permanente des projets de l'individu et de la conjoncture sociale obligent l'adulte à élucider, à recycler continuellement et à réorienter ses actions. Le recours à la formation permanente, voire à la thérapie est devenu d'autant plus indispensable qu'il faut à cet adulte affiner ses capacités d'adaptation face à un environnement qui, à plus d'un titre, lui paraît comme incertain, chaotique, capricieux. Mais cette obligation d'adaptation est rendue d'autant plus difficile que l'individu est poussé à se sentir continuellement responsable sans pouvoir néanmoins toujours assumer cette responsabilité. Il doit compter sur lui-même et toujours se justifier des décisions qu'il prend au regard de son environnement.
On peut se demander si dans les relations que les âges de la vie entretiennent actuellement entre eux, la vie adulte n'est pas l'âge qui devient le plus problématique.
Indiquons d'abord que cette vie adulte est le seul âge exposé aux contraintes de l'existence sans assistance instituée, devant s'assumer en toute autonomie, contrairement aux autres âges qui, de principe, bénéficient de différentes formes d'aide ; mais cet âge, loin de vivre son autonomie, en arrive à se sentir de plus en plus fragilisé pour les raisons que nous avons évoquées plus haut.
Au-delà de ces fragilités, il faut évoquer cet escamotage de la vie adulte vers lequel nous semblons nous diriger : la jeunesse, en s'allongeant à l'instar de la scolarisation qui lui est liée, devient une jeunesse interminable jusqu'aux rives de la trentaine ; la retraite, prélude à la vieillesse, tend pour une majorité d'individus à se faire de plus en plus tôt, dès la cinquantaine. A ce moment, se produit une nouvelle reconversion dans laquelle l'individu doit se reconstruire un avenir. Cette période ressemble beaucoup à l'adolescence, avec toute la profondeur de la crise existentielle qu'elle implique bien souvent. La vie active de l'adulte, pleinement autonome dans le meilleur des cas, risque donc bien souvent de ne pas outrepasser deux à trois décennies ; à l'opposé des générations qui nous ont précédés, cette vie adulte proprement dite tend à devenir une période bien plus courte que la période inactive cumulant jeunesse et vieillesse. 
Un tel escamotage nous amène alors à envisager le cycle de vie de façon paradoxale sur le mode d'une dichotomie faite d'une jeunesse adolescente se prolongeant indéfiniment, et d'un vieillissement de plus en plus précoce risquant de transformer notre société en une société gérontocratique. Si un tel scénario se renforçait dans les prochaines décennies au-delà des caprices démographiques, la vie adulte en serait réduite à devenir un passage plus ou moins flou, plus ou moins rapide entre deux états, c'est-à-dire le contraire de ce qu'elle fut auparavant.



JEAN-PIERRE BOUTINET

Professeur à l'UCO-IPSA d'Angers, directeur de l'IRFA et professeur associé à l'université de Sherbrooke (Canada).
A publié récemment L'Immaturité de la vie adulte, Puf, 1998.
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