2019-11-04

Étienne Klein : "Nous avons abandonné l'idée de progrès"




Auteur chez Actes Sud de Ce qui est sans être tout à faitessai sur le vide, le physicien et philosophe des sciences Étienne Klein évoque la place actuelle des sciences.







retranscription 
Étienne Klein : Ce qui m’inquiète plus, c’est la façon dont la science est reçue, bien ou mal, dans la société. J’ai l’impression que l’afflux d'informations qui fait que dans les mêmes canaux de communication circulent des connaissances, des croyances, des informations, des commentaires, des opinions et des fake-news fait que les statuts de ces différentes choses qui sont pourtant très différentes se contaminent mutuellement de sorte que ça devient très confus.
Quand on a affaire à une connaissance, on se demande si ce n’est pas quelque part une croyance d'une partie de la communauté, quand on a affaire à une croyance, on se demande si elle ne porte pas en fait une connaissance qu’on aurait mal comprise, et donc ça crée une situation très ambiguë. Je pense que le grand public est un peu perdu.    
Vous pensez à la remise en question par exemple de la théorie de l'évolution,  c'était inimaginable y a quelques années ?    
Oui, par exemple, mais il faut qu'on interroge le fait que nous partageons tous un certain nombre de connaissances. Tout le monde sait en France que la Terre est ronde, tout le monde sait que l’atome existe, par contre nous avons une mauvaise connaissance de nos connaissances. Par exemple nous savons dire que la Terre est ronde mais nous ne savons pas dire en détail comment on a su dans l'histoire des idées que la Terre était ronde.
On vit avec ces connaissances comme si elles étaient pour nous des sortes de croyances et ça, ça nous fragilise. On a tous des croyances mais les gens qui ont des croyances sont généralement beaucoup plus prosélytes que ceux qui ont des connaissances.  
Ça pose aussi la question de la place des scientifiques dans la société ?  
Oui, alors on peut se moquer du fait que les hommes politiques soient nuls en sciences, ou n'en n'aient pas fait. À l'ENA, il n’y a pas de cours de sciences par exemple, alors que on voit bien qu'aujourd'hui il y a des décisions à prendre sur des questions qui mobilisent des connaissances scientifiques, sur l'énergie, sur l'environnement, mais c'est trop facile de se moquer d’eux.
La vraie question c'est pourquoi les scientifiques s’engagent peu en politique. Ils l’ont fait dans des périodes de l'histoire, la Révolution française, et puis ensuite, entre les deux guerres, et depuis, ça c'est un peu tari, même si Cédric Villani aujourd'hui essaie de relever le flambeau mais ça demande beaucoup de courage.
Quand on est scientifique, on est écouté à partir de sa façon d'argumenter, même si on le fait avec une éloquence qui est médiocre, ce qui compte, c’est les arguments. Alors qu'en politique, c'est une autre affaire ! Il n’est pas automatique que les scientifiques soient les mieux formés pour cet exercice.  
Pourtant l’époque demande encore plus ce croisement des sciences et des sciences humaines  
Vous avez raison, mais il ne faut pas pour autant demander que toutes les disciplines fusionnent. Elles sont séparées, la physique ce n’est pas la même chose que la philosophie, et c'est très bien comme ça. Il y a des questions pour lesquelles on est obligé de les faire dialoguer parce qu'il y a des mots qui sont communs aux deux disciplines.
Par exemple le temps. Les philosophes parlent du temps, les physiciens parle du temps, pareil pour le vide, donc une première question naïve c'est : quand un physicien parle du temps, est-ce qu’il parle de la même chose qu'un philosophe qui parle du temps. Si la réponse est non, pourquoi est-ce le même mot ? Si la réponse est oui, est-ce qu'ils disent la même chose ? On se doute que non. Dès lors, à qui doit-on faire confiance quand il s'agit de parler du temps ? Au physicien ou au philosophe ?    
Dans votre livre sur le vide peut-on y trouver des réponses sur le sentiment de vide et de vacuité qui a envahi l’époque ?  
Vous êtes à franceinfo, donc vous voyez défiler devant vous une espèce de surinformation, qui sature vos capacités d'absorption, et donc soumis à ce flux incessant, on a envie de faire le vide. Mais en même temps faire le vide ça angoisse ! On a presque une addiction à l’information, notre cerveau a besoin d'être rassasié, même si parfois, ça le sature de façon tellement massive qu’il est débordé. Je ne suis ni pessimiste ni optimiste, j’essaie d’être lucide.
Quand les scientifiques parlent aujourd'hui, pas ceux qui font de la physique des particules ou de la cosmologie, mais ceux qui s'intéressent à l'environnement, à la biodiversité, au climat, ils disent des choses à propos du futur qui ne sont pas très réjouissantes. C'est assez nouveau parce que ça remet en cause l’idée même de progrès qui dans le passé était fondée sur le fait qu’on forgeait du futur une idée qui soit crédible et attractive, de sorte que nous avions envie de faire des sacrifices qui permettaient de faire advenir cette nouvelle société.
Aujourd'hui quand les discours sont crédibles ils ne sont pas attractifs, quand ils sont attractifs, ils ne sont pas crédibles. Donc on est dans une situation de crise, et il faudrait trouver le moyen de prendre l’idée de progrès, qu'on a trop rapidement abandonnée, au sérieux, en la soumettant à elle-même. C'est-à-dire en la faisant progresser et la question est : comment faire pour faire progresser l'idée de progrès de sorte que nous ayons envie de nous mobiliser pour une certaine idée du futur, même si nous savons que le chemin pour y arriver sera difficile.