« Je sais que je ne sais rien » : Le texte original complet de Socrate
Découvrez le contexte authentique et la suite essentieuse de la célèbre déclaration socratique
La phrase la plus célèbre et la plus mal comprise
« Je sais que je ne sais rien » est sans doute la citation philosophique la plus connue au monde, attribuée à Socrate. Pourtant, cette phrase est presque toujours citée de manière tronquée, privant le public de sa signification profonde et de sa portée philosophique réelle.
Le paradoxe : Socrate n'a jamais écrit « Je sais que je ne sais rien » tel quel. Cette formulation est une synthèse de ses propos rapportés par Platon dans l'Apologie de Socrate.
Le contexte historique : Le procès de Socrate
Socrate face au tribunal d'Athènes - Illustration historique
En 399 avant J.-C., Socrate, alors âgé de 70 ans, est accusé de « ne pas reconnaître les dieux que reconnaît la cité, d'introduire de nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse ». Le philosophe doit se défendre devant un tribunal de 501 citoyens athéniens.
L'enjeu du procès : Il ne s'agit pas simplement d'un procès religieux, mais d'un conflit entre la tradition et la philosophie naissante. La condamnation à mort de Socrate marquera un tournant dans l'histoire de la pensée occidentale.
Le texte original complet : L'Apologie de Socrate
Voici le passage essentiel de l'Apologie de Socrate où Platon rapporte les paroles de son maître expliquant sa démarche philosophique :
Extrait de l'Apologie de Socrate (21a-23b)
« [...] Un jour, donc, Chéréphon se rendit à Delphes, et il osa consulter l'oracle pour savoir s'il existait un homme plus sage que moi. La Pythie lui répondit qu'il n'y en avait pas.
Lorsque j'appris la réponse, je me dis en moi-même : "Que veut donc dire le dieu ? Quel sens caché renferment ses paroles ? Car je n'ai conscience d'être sage ni peu ni beaucoup. Que signifie donc cette déclaration qu'il n'existe personne de plus sage que moi ? Il ne ment certainement pas, cela ne lui est pas permis."
Pendant longtemps, je demeurai dans l'incertitude sur le sens de l'oracle. Enfin, bien à contre-cœur, je me mis en quête de l'expliquer de la façon suivante.
Je me rendis chez un de ceux qui passent pour sages, certain qu'en tout cas, si c'était possible, je le convaincrais d'erreur et pourrais dire à l'oracle : "Voilà un homme plus sage que moi, et pourtant tu as dit que j'étais le plus sage."
En examinant cet homme — je n'ai pas besoin de le nommer, c'était un homme politique — il me sembla qu'aux yeux de beaucoup de gens, et surtout aux siens propres, il paraissait sage, mais qu'en réalité il ne l'était pas. Je m'efforçai alors de lui démontrer qu'il n'était pas sage, bien qu'il le crût. De là, je m'attirai sa haine, ainsi que celle de plusieurs assistants.
En m'éloignant, je raisonnai ainsi en moi-même : "Je suis plus sage que cet homme. Il se peut que ni lui ni moi ne sachions rien de vraiment beau et de vraiment bon ; mais lui, il croit savoir quelque chose, alors qu'il ne sait rien ; tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas."
Je passai ensuite à un autre, à un de ceux qui paraissaient encore plus sages que le premier, et je trouvai la même chose. Là encore, je m'attirai la haine de cet homme et de beaucoup d'autres.
[...] C'est en parcourant ainsi successivement tous ceux qui avaient la réputation de savoir quelque chose, et en faisant ce dont je vous ai parlé, je m'aperçus, à mon déplaisir et à mon effroi, que je me faisais des ennemis en grand nombre.
Cependant, je crus qu'il fallait préférer aux autres considérations l'intérêt du dieu. Pour trouver le vrai sens de l'oracle, il me fallait donc m'adresser à tous ceux qui avaient la réputation de savoir quelque chose.
Et, par le chien ! — car il faut vous parler franchement —, la vérité, à ce qu'il me semble, la voici : ceux qui avaient la plus grande réputation me parurent à peu près les plus dénués de sagesse, tandis que d'autres, qu'on regardait comme inférieurs, se montrèrent des hommes plus sensés.
Il faut vous raconter toutes mes pérégrinations, pareilles aux travaux d'Hercule, et entreprises uniquement pour vérifier l'infaillibilité de l'oracle. Après les hommes politiques, je m'adressai aux poètes, aux auteurs de tragédies et de dithyrambes, et à tous les autres, me flattant de les prendre en flagrant délit d'ignorance, sur leur propre terrain.
Je leur demandai le sens de leurs œuvres les plus travaillées, espérant profiter de leurs lumières. J'ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; cependant, il faut bien que je la dise. Presque tous les assistants auraient mieux rendu compte de ces poèmes que leurs auteurs mêmes. Je reconnus donc bientôt que ce n'est pas la sagesse qui guide les poètes, mais une sorte d'inspiration naturelle, comme celle des devins et des prophètes, qui disent de belles choses sans les comprendre.
Enfin, je m'adressai aux artisans. Je savais bien que je ne trouverais en eux à peu près rien de bon, et je savais aussi qu'ils possédaient sur leur métier des connaissances précieuses. Je ne fus pas trompé dans mon attente : ils savaient des choses que j'ignorais, et en cela ils étaient plus sages que moi.
Mais, Athéniens, les bons artisans me parurent tomber dans le même défaut que les poètes : parce qu'ils exerçaient leur art avec habileté, chacun d'eux se croyait très capable de parler sur les sujets les plus importants, et cette erreur cachait à leurs yeux leur ignorance réelle.
Je me demandai alors, pour mon compte, si j'aimerais mieux être tel que je suis, sans être ni sage de leur sagesse, ni ignorant de leur ignorance, ou posséder ce qu'ils possèdent et ne pas posséder ce que je ne possède pas. Je me répondis à moi-même et à l'oracle que j'aimais mieux rester tel que j'étais.
C'est cette recherche, Athéniens, qui m'a valu tant d'inimitiés, si amères et si redoutables, d'où sont nées tant de calomnies, et cette réputation de sage qu'on me fait. En effet, les assistants s'imaginent chaque fois que je démontre la sagesse des autres, je la possède moi-même. Mais, Athéniens, le dieu est sans doute vraiment sage, et par cet oracle, il a voulu dire que la sagesse humaine n'est pas grand-chose, ou même qu'elle n'est rien. Et s'il a nommé Socrate, il s'est servi de mon nom pour me prendre comme exemple [...] »
La phrase exacte que Socrate a vraiment prononcée : « Je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas » (21d). C'est cette attitude intellectuelle d'humilité critique qui fonde toute la démarche philosophique socratique.
Explication du texte : La sagesse de l'ignorance consciente
Le sens profond de la déclaration socratique
La célèbre phrase ne signifie pas que Socrate « ne sait rien » absolument parlant, mais qu'il a conscience des limites de son savoir. Cette prise de conscience représente en réalité une forme supérieure de sagesse.
« La véritable sagesse est de connaître ses limites »
Les trois types d'ignorance selon Socrate
- L'ignorance simple : Ne pas savoir, sans en avoir conscience
- L'ignorance double : Ne pas savoir, mais croire savoir (le pire des états)
- L'ignorance consciente : Ne pas savoir, et en avoir conscience (le début de la sagesse)
C'est cette troisième forme d'ignorance que Socrate revendique comme supérieure à la fausse sagesse de ceux qui croient savoir ce qu'ils ignorent.
La suite essentieuse : Ce qu'on oublie toujours de citer
La véritable portée philosophique de la déclaration socratique réside dans ce qui suit immédiatement la fameuse phrase :
« [...] De là, je m'éloignai, me disant à moi-même : "Je suis plus sage que cet homme. Il se peut que ni lui ni moi ne sachions rien de vraiment beau et de vraiment bon ; mais lui, il croit savoir quelque chose, alors qu'il ne sait rien ; tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas."
Je passai ensuite à un autre, à un de ceux qui paraissaient encore plus sages que le premier, et je trouvai la même chose. Là encore, je m'attirai la haine de cet homme et de beaucoup d'autres.
Je continuai mes recherches, comprenant toujours avec douleur et crainte que je me faisais des ennemis, mais croyant devoir préférer à tout les intérêts du dieu. Pour trouver le vrai sens de l'oracle, je devais m'adresser à tous ceux qui avaient la réputation de savoir quelque chose.
Et, par le chien ! — car il faut vous parler franchement —, la vérité, à ce qu'il me semble, la voici : ceux qui avaient la plus grande réputation me parurent à peu près les plus dénués de sagesse, tandis que d'autres, qu'on regardait comme inférieurs, se montrèrent des hommes plus sensés.
L'essentiel oublié : La déclaration « je sais que je ne sais rien » n'est pas une fin en soi, mais le point de départ d'une mission philosophique : examiner les prétendues connaissances des autres et révéler leurs contradictions pour les amener à prendre conscience de leur propre ignorance.
L'héritage philosophique : De Socrate à nos jours
La déclaration socratique a fondé toute une tradition philosophique qui valorise le doute méthodique et la remise en question des certitudes :
- Le doute cartésien : Descartes reprendra cette idée dans son « Discours de la méthode »
- La critique kantienne : Kant explorera les limites de la connaissance humaine
- La maïeutique : L'art d'accoucher les esprits, méthode éducative inspirée de Socrate
« Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue » — Socrate (Apologie, 38a)
Références et sources authentiques
- Platon - Apologie de Socrate (21a-23b) - Édition de référence
- Platon - Ménon (80d) - Autre passage sur l'ignorance socratique
- Xénophon - Mémorables - Témoignage complémentaire sur Socrate
- Diogène Laërce - Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres - Source biographique
- Pierre Hadot - Qu'est-ce que la philosophie antique? - Analyse contemporaine
Traductions recommandées : Victor Cousin, Léon Robin, Luc Brisson