Grandeur et misère de l’État social
Leçon inaugurale prononcée le jeudi 29 novembre 2012
Alain Supiot
TEXTE INTÉGRAL
1Monsieur
le Premier Ministre,
Monsieur l’Administrateur,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur l’Administrateur,
Chers collègues,
Mesdames et Messieurs,
2De
1612 à 1919, le droit n’a cessé d’être enseigné au Collège
de France. Après une interruption de soixante-dix ans, cet
enseignement a repris avec la chaire de Droit international, occupée
par René-Jean Dupuy, puis celle que Mireille Delmas-Marty a
consacrée aux Études juridiques comparatives et à
l’internationalisation du droit. C’est la poursuite de cette
longue tradition que l’Assemblée des professeurs a décidé de me
confier. Je ne saurais trop vous dire, mes chers collègues, ma
gratitude pour la confiance que vous m’avez témoignée, en même
temps que ma sourde inquiétude face à cette lourde responsabilité.
« C’est au sommet de la montagne que commence l’ascension »
me répète à l’oreille Khalil Gibran. Cet avertissement du
poète, je le prends d’autant plus au sérieux que la chaire que
nous inaugurons ce soir ne porte sur aucune des trois grandes
matières juridiques qui ont été enseignées au Collège de France
depuis sa création. Bien qu’il ait des liens avec ces différentes
disciplines, son objet propre n’est ni le droit canon, ni le droit
international, ni le droit comparé, mais ce que d’un vocable très
élastique on appelle « le droit social ». Épaisse
forêt de règles disparates qui a poussé avec la révolution
industrielle et dont certains annoncent aujourd’hui l’inexorable
étiolement. Se trompent-ils ? Certainement non s’ils veulent
dire que l’État social n’est qu’un moment dans la longue
histoire des solidarités humaines, et que les formes, au demeurant
diverses qu’il a pu prendre, ne sont ni assurées ni définitives.
Mais ils se trompent certainement s’ils pensent que la justice
sociale est une question dépassée. Le doyen Carbonnier, qui a
guidé mes premiers pas de chercheur, a pu ainsi écrire que « le
seul droit absolument indispensable, c’est le droit du travail,
soit le droit social au sens général du terme ».
3Ainsi
que François Ewald l’a montré de façon convaincante, l’État
social est né, à la charnière des xixe-xxe siècle,
avec l’adoption dans tous les pays occidentaux d’un nouveau
régime de responsabilité des accidents du travail. L’un des
témoins les plus méconnus et les plus perspicaces de ce tournant
juridique a été Franz Kafka, qui consacra toute sa vie
professionnelle à la mise en œuvre de la loi sur les accidents du
travail que l’Autriche-Hongrie avait ainsi adoptée dès 1887. Ses
études de droit lui avaient laissé un souvenir contrasté :
« je me suis nourri spirituellement, écrit-il à son père,
d’une sciure de bois que, pour comble, des milliers de bouches
avaient déjà mâchée pour moi. Mais en un sens, c’était
justement cela qui était à mon goût ». Deux ans après
avoir soutenu sa thèse, Kafka entra en 1908 au service des
« Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume
de Bohême ». Visitant des usines, recevant des hommes mutilés
par le travail, luttant avec une bureaucratie s’ingéniant à ne
pas les indemniser, il fit quotidiennement l’expérience de
l’injustice. Cette expérience ne l’a pas seulement conduit à
défendre dans ses écrits juridiques une interprétation large du
champ d’application de la loi de 1887. Elle a aussi puissamment
irrigué son œuvre littéraire. Son ami Max Brod rapporte que Kafka
« se sentait violemment remué dans ses sentiments de
solidarité sociale lorsqu’il voyait les mutilations que les
ouvriers s’étaient attirées par suite de déficience des
appareils de sécurité. “Comme ces hommes-là sont humbles, lui
confia-t-il un jour avec un regard fixe. Au lieu de prendre la
maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous
solliciter” ».
4Cette
remarque en dit long sur la lucidité de Kafka quant aux limites des
assurances sociales naissantes. L’indemnisation des accidents du
travail était le prix à payer pour le traitement des déchets
humains de l’entreprise industrielle, prix calculé au plus juste
tant est grande la résignation des faibles vis-à-vis des forts,
tant est enracinée la soumission des gens du village aux messieurs
du Château. Elle en dit long aussi sur les enjeux du droit social,
sur la nécessité des barrières qu’il érige pour éviter que
trop d’injustice n’ouvre les vannes du désir aveugle de « tout
mettre à sac ». Les massacres déments de la première moitié
du xxe siècle
ont montré ce qu’il advient lorsque une paupérisation massive
est imputée à des boucs émissaires, et nourrit la haine de
l’autre : haine nationale ou raciale, haine de classe ou
haine religieuse. À deux reprises, à l’issue de la Première,
puis de la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans la Constitution
de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1919, puis
dans la Déclaration de Philadelphie en 1944, la communauté
internationale s’est efforcée de tirer les leçons de ces
expériences, en affirmant solennellement qu’« il n’est
pas de paix durable sans justice sociale ».
5Que
l’injustice soit le ferment de la violence, voilà qui est facile
à admettre. Mais c’est ici que les difficultés commencent. Elles
sont de deux ordres — théorique et politique —
qu’Aristote distinguait et hiérarchisait déjà soigneusement :
« En ce qui touche l’égal et le juste, écrit-il dans La
Politique,
même s’il est difficile de découvrir la vérité à leur sujet,
il est cependant plus aisé de l’atteindre que d’y amener par la
persuasion ceux qui ont le pouvoir de se tailler la part du lion :
car toujours ce sont les plus faibles qui recherchent l’égalité
et la justice, alors que la classe dominante n’en prend aucun
souci. » À supposer même que soit levé cet obstacle
politique, la seule observation des faits serait impuissante à
découvrir les règles d’une juste répartition des biens et des
places. Car contrairement à une métaphore biologique aussi
ancienne que trompeuse, la régulation n’a pas le même sens
s’agissant d’un organisme vivant ou d’une société humaine.
En médecine, ainsi que l’a observé Georges Canguilhem, on
s’accorde sans peine sur ce qu’est le bien — c’est la
santé —, et c’est le mal qui fait problème :
l’identification des maladies et de leurs causes. Au contraire,
dans la société, on s’accorde assez facilement sur les maux
qu’il faut conjurer — la misère, le mensonge ou la
violence — mais c’est la définition de ce qu’est un
ordre idéal qui ne va pas de soi. Tandis que la norme de
fonctionnement de l’organisme s’identifie à son existence même,
une société doit, pour exister et se maintenir, poser cette norme
en dehors d’elle-même. Hans Kelsen a parfaitement perçu cette
extériorité de la norme fondamentale, mais cela l’a conduit aux
impasses d’une théorie purement formaliste du droit, rendue
aveugle aux valeurs qui l’animent et aux faits qu’il régit.
Comment échapper à cette impasse sans tomber dans celle d’un
scientisme qui prétendrait trouver dans l’observation de l’être
la réponse à la question du devoir être ?
6Aussi
différentes soient-elles, ces deux impasses procèdent d’un même
refoulement positiviste, que l’œuvre de Pierre Legendre a mis en
pleine lumière : le refoulement par la modernité occidentale
de ses propres bases dogmatiques. Cette œuvre marque dans la pensée
juridique un tournant dont l’ampleur ne se révélera qu’avec le
temps. Car il nous faudra du temps pour admettre qu’en Occident
comme ailleurs, l’institution de l’homme et de la société
repose sur des prémisses indémontrables, qui relèvent de la
fiducie et non du calcul. Du temps aussi pour tirer tout le parti
heuristique du concept d’espaces dogmatiques industriels, sans
lequel on ne peut accéder aux soubassements institutionnels de la
globalisation. Ces découvertes décisives, puis les liens d’amitié
filiale noués avec leur auteur, ont marqué profondément mon
itinéraire universitaire. Ma dette à votre égard, cher Pierre
Legendre, est trop considérable pour que je puisse espérer m’en
acquitter un jour, mais c’est justice de la reconnaître
publiquement en ces lieux.
7Une
métaphore ancienne représente la Justice comme la mère des lois.
Elle est cette origine dont notre humanité orpheline postule
l’existence sans jamais pouvoir y faire retour. Pour le dire dans
les termes du gardien de la première porte de la Loi, dans le seul
passage du Procès que
Kafka ait publié de son vivant, il n’est pas possible
d’entrer dans
la Loi, d’accéder à ce qui serait sa raison ultime.
Franchirait-on cette première porte, qu’une infinité d’autres
continueraient de nous en séparer, de même qu’une série
indéfinie d’axiomes, ajoutés les uns après les autres, ne
saurait faire échapper un système formel à une part irréductible
d’incalculable. Bien sûr nous savons depuis Montesquieu que
l’esprit des lois est lié aux caractéristiques du milieu où
s’inscrit chaque société, et qu’il diffère donc
nécessairement d’un lieu et d’une époque à une autre. Mais il
ne s’agit nullement d’un lien de causalité mécanique, si bien
qu’un même milieu peut voir germer des représentations
différentes du devoir. La science est impuissante à fonder un
ordre juridique. Les principes sur lesquels repose un tel ordre sont
affirmés et célébrés, mais non pas démontrés ni démontrables.
8On
comprend dès lors pourquoi cette fondation a été pendant si
longtemps et dans de si nombreux pays de nature religieuse. Elle le
demeure ou le redevient dans certains d’entre eux, dont le
législateur se réclame de ce que l’actuelle Constitution
iranienne nomme « la Révélation divine et son rôle
fondamental dans l’énonciation des lois ». Et, là même où
la source des lois n’est plus imputée à la volonté inscrutable
d’un Dieu unique, on est tenté de lire dans le Grand Livre de la
nature ce que l’on ne recherche plus dans les Livres sacrés. Les
lois de la biologie, les lois de l’histoire, les lois de
l’économie ont été et continuent d’être invoquées, à la
fois comme explication dernière du fonctionnement des sociétés
humaines et comme prescription suprême s’imposant au droit
positif. Dans de nombreux pays — en Amérique et en Europe du
Nord — des législations eugénistes ou raciales ont ainsi
été adoptées au nom de la biologie avant la Seconde Guerre
mondiale. Aujourd’hui, à la faveur des noces du communisme et du
capitalisme, c’est plutôt la science économique qui se trouve
menacée d’être érigée en mère des lois. Mais encore
récemment, certains ont cru de bonne foi avoir trouvé dans le
Grand Livre du génome la preuve du principe d’égalité, oubliant
que l’égale dignité des hommes proclamée au sortir de cette
guerre n’est pas suspendue aux représentations successives de la
vérité biologique.
9Trop
rigoureux dans son travail de recherche pour penser l’économie
sur ce mode dogmatique, Roger Guesnerie soulignait dans sa leçon
inaugurale que la compréhension de la dimension sociale des enjeux
économiques a besoin du regard croisé de toutes les sciences de
l’homme et doit se garder aussi bien de « la réflexion
ésotérique sur des mondes imaginaires » que du « traitement
irréfléchi des données ». Je ne saurais trop le remercier
du temps qu’il a consacré sans compter à la présentation de
cette nouvelle chaire. Grande est aussi ma gratitude pour les
membres du Collège de France qui m’ont encouragé à les
rejoindre. Les portes de cette illustre maison ne sont pas de celles
que j’aurais envisagé de franchir, s’ils ne m’avaient prêté
des talents que je ne parviens toujours pas à me reconnaître. Je
dois rendre un hommage tout particulier à Mireille Delmas-Marty,
dont j’ai découvert à cette occasion la généreuse personnalité
et la tranquille détermination. Ma reconnaissance pour ses
encouragements et ses conseils avisés s’ajoute à la dette
intellectuelle que je partage avec tous les lecteurs de ses travaux
pionniers sur l’internationalisation du droit. Mes remerciements
vont aussi à Roger Chartier et à Jean-Noël Robert, dont l’amical
soutien me fut un puissant viatique, ainsi qu’à Anne Cheng,
Pierre-Étienne Will, Marc Fontecave et Philippe Kourilsky, pour le
vif intérêt qu’ils témoignèrent à la création de cette
nouvelle chaire.
10L’intitulé
de celle-ci — « État social et mondialisation :
analyse juridique des solidarités » — désigne à la
fois un objet et une méthode. S’il est un peu long, c’est parce
que cet objet ne se laisse pas enfermer dans les frontières sûres
et reconnues d’une « branche » du droit, et que sa
compréhension suppose d’envisager ce dernier comme un outil
d’analyse des sociétés, et non pas seulement comme un système
établi de règles. Ce que l’État social nous donne à voir,
c’est tout à la fois l’armature de solidarités qui en un
siècle ont profondément transformé nos manières de vivre
ensemble, et le jeu de forces puissantes qui ébranlent cet édifice
institutionnel et menacent de le mettre à bas. Ce sont ces forces
qu’il s’agira d’essayer de comprendre, ainsi que leur impact
prévisible. Mais avant d’en venir à la misère qui accable
aujourd’hui l’État social, il faut commencer par prendre la
mesure de sa grandeur historique et institutionnelle.
***
11Commençons
donc par cette grandeur. On ne saurait en prendre l’exacte mesure
en se cantonnant au seul « droit social », du nom de
cette branche du droit qui, en France tout au moins, englobe le
droit du travail, le droit de la sécurité sociale et le droit de
l’aide sociale. Sous ce sens technique, il ne contient qu’une
partie des règles relevant de l’idée compréhensive du droit
social avancée par Georges Gurvitch dans sa thèse en 1932. Et il
exclut de nombreux dispositifs qui participent de l’État social
mais relèvent techniquement du droit public, tels le droit fiscal,
le droit de l’éducation ou celui du logement.
12La
notion d’État social en revanche désigne une qualité
constitutive de l’État contemporain et non pas un simple
compartiment du droit positif. La France se définit ainsi dans
l’article 1er de sa Constitution comme « une
République indivisible, laïque, démocratique et
sociale » ;
la République fédérale d’Allemagne comme un « État
fédéral démocratique et
social » ;
la Fédération de Russie comme « un État
social,
dont la politique vise à établir des conditions assurant une vie
digne et un libre développement de l’homme » ; la
République de Turquie comme un « État de droit
démocratique, laïque et
social » ;
la République algérienne comme un « État fondé sur les
principes d’organisation démocratique et
de justice sociale ».
D’autres textes constitutionnels — par exemple en Inde, au
Brésil ou en Afrique du Sud — font de la justice sociale
l’un des premiers ou le premier fondement de l’ordre juridique
national. Ne pas définir l’État comme « social », ou
par référence au principe de justice sociale, est donc de par le
monde l’exception plutôt que la règle.
13Comment
situer cet État social dans l’histoire de l’État ? Nous
savons, notamment grâce aux travaux d’Ernst Kantorowicz, de
Harold Berman et de Pierre Legendre, que l’État n’est pas une
forme institutionnelle intemporelle et universelle, mais une
invention des juristes pontificaux des xie-xiiie siècles.
Ces travaux ont rompu avec une légende encore tenace qui place les
temps modernes dans la filiation directe de l’Antiquité
gréco-romaine et escamote le creuset médiéval dont ils sont
issus. L’idée d’un État immortel trouve ses origines dans
celle de corps mystique. Inventé sur le modèle des anges, qui ont
un commencement mais pas de fin, cet Être immortel a connu depuis
sa naissance trois métamorphoses. La première date de la Réforme
protestante, qui a donné le jour à des pouvoirs souverains
émancipés du pape, mais non de toute référence spirituelle. La
seconde — inaugurée en France par la Révolution de 1789 —
a vu disparaître cet équilibre entre pouvoir temporel et autorité
spirituelle, conférant à l’État une toute-puissance qu’on
s’est efforcé de contenir en organisant la séparation de ses
pouvoirs. La troisième métamorphose a répondu à la crise de
légitimité qui a frappé cet Être tout-puissant, lorsqu’avec
l’essor du capitalisme industriel et du positivisme scientifique,
on a commencé d’y voir un simple instrument d’administration ou
de domination. C’est cette crise qui a donné le jour à l’État
social.
14Il
faut, pour comprendre ce moment fondateur, faire un détour par
l’anthropologie physique. Comme l’a montré André
Leroi-Gourhan, l’usage des outils et l’accès au langage ont
précipité les primates que nous sommes dans un univers symbolique,
qu’il nous faut accorder à nos conditions physiques d’existence.
Mais tandis que le langage est une donnée stable de la condition
humaine, il n’en va pas de même des outils, qui n’ont cessé
d’étendre ce qu’Augustin Berque appelle notre « corps
médial » : celui qui s’extériorise dans la technique
et transforme nos conditions de vie. Aussi l’homme doit-il faire
face à la séparation croissante entre la stabilité de son corps
biologique, dont la transformation se situe à l’échelle des
temps géologiques, et l’évolution de ses outils, liée au rythme
des générations successives. Selon Leroi-Gourhan : « Une
accommodation était indispensable pour que l’espèce survive,
accommodation qui n’intéresse pas seulement les habitudes
techniques mais qui, à chaque mutation, entraîne la refonte des
lois de groupement des individus […]. L’humanité conclut-il,
change un peu d’espèce chaque fois qu’elle change à la fois
d’outils et d’institutions. »
15L’État
social est né d’une mutation de ce type. La révolution
industrielle avait soumis en un siècle le travail humain à des
transformations d’une ampleur inédite à l’échelle des temps
historiques. Transformation technique d’une part, avec la
puissance décuplée de machines à vapeur, qui exposaient à de
nouveaux risques physiques l’armée d’ouvriers requis par leur
fonctionnement. Transformation juridique d’autre part, avec
l’essor du louage de services, qui traitait le travail comme une
chose librement négociable, séparée de la personne humaine. La
combinaison de ces deux facteurs s’est révélée mortifère pour
les nouvelles classes laborieuses, au point de mettre en péril la
reproduction de la population ouvrière des pays industriels. Le
droit social est apparu pour conjurer ce péril, comme technique
d’humanisation de la technique. Protégeant la santé et la
sécurité physique et économique sur le temps long de la vie
humaine, il a servi à domestiquer les machines, à les mettre au
service du mieux-être des hommes au lieu qu’elles mettent leur
vie en péril. Et d’un même pas, il a rendu économiquement et
politiquement durable l’exploitation du travail comme une
marchandise.
16Son
essor s’est accompagné d’une remise en question plus générale
de la conception de l’État. Les régimes totalitaires ont projeté
sur l’État le modèle de la machine, pour en faire un simple
outil entre les mains d’un parti unique agissant au nom de lois
prétendument scientifiques de la vie en société. La réponse des
pays démocratiques a consisté au contraire à restaurer sa
légitimité sur des bases nouvelles. Au lieu qu’il soit seulement
en charge du gouvernement des hommes, qu’il incarne une puissance
qui les domine, l’État s’est fait serviteur de leur bien-être,
prenant le visage de ce qui a été appelé selon les contextes État
providence, Welfare
State, Sozialstaat ou République
sociale.
Toutes formulations qui s’inscrivent dans la notion générique
d’État social. S’il est permis d’y voir la grande invention
institutionnelle du xxe siècle,
c’est parce qu’il a modifié l’ordre juridique libéral sur
deux points essentiels.
17Le
premier a consisté à insérer dans la mécanique de haute
précision qu’est le droit des obligations, la prise en
considération des dimensions physique et générationnelle de la
vie humaine. Le travail est inséparable de celui qui travaille et
c’est pourquoi, jusqu’à l’avènement du capitalisme, son
régime juridique avait toujours dépendu du statut personnel de ce
dernier. Pour que le travail, et non son produit, puisse être
traité comme l’objet d’un contrat, autrement dit pour instituer
un marché du travail, il faut disjoindre le couple psyché/soma pour
y introduire un rapport de propriété de l’homme sur son propre
corps. John Locke voyait dans cette propriété de soi le fondement
naturel, biologique, du droit de propriété sur les choses. Une
telle disjonction correspond dans l’ordre juridique à celle qui
intervient dans l’ordre scientifique, lorsque l’esprit du savant
regarde le corps humain comme un pur objet. Maurice Merleau-Ponty a
montré les limites de cette objectivation, qui annihile
l’expérience que chacun a de son propre corps. Cette expérience
est celle d’un rapport à soi-même, qui relève de l’être et
non de l’avoir. D’où le conseil avisé de Ludwig Wittgenstein :
« À qui dit “j’ai un corps”, il faut demander “qui
parle avec cette bouche ?” ».
18Dans
la réalité du travail, la disjonction du sujet et de l’objet est
donc matériellement impraticable. Aussi ne peut-on faire du travail
l’objet d’un contrat que par le recours à des fictions
juridiques. L’esclavage en est une, qui consiste à faire comme
si le
travailleur n’était pas un sujet, mais un objet à louer ou à
vendre. Le louage de services en est une autre qui consiste à
faire comme
si le
travailleur était à la fois sujet et objet
du contrat. L’utilisateur du travail est alors libéré de la
charge de l’entretien du travailleur tout au long de sa vie. C’est
pourquoi cette fiction est nécessaire au capitalisme, dont le
propre, ainsi que l’a montré Karl Polanyi, est de traiter le
travail, la terre et la monnaie comme des produits marchands. Pour
rendre cette fiction tenable, il a fallu insérer dans l’enveloppe
contractuelle du louage de services un statut protégeant la survie
physique et économique des ouvriers, donnant ainsi naissance au
contrat de travail. L’essor de ce statut salarial a conduit à une
résurgence juridique des formes non contractuelles de l’échange,
telles les solidarités intergénérationnelles établies par les
régimes de retraite par répartition, qui instituent une dette de
vie à l’égard de la génération antérieure. Plus généralement,
le droit social a été à l’origine de la consécration, au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du principe de dignité
humaine, qui a précisément eu pour objet de réintégrer nos
besoins physiques dans l’orbe des Droits de l’homme.
19Le
second apport capital de l’État social a été d’ajouter à
l’ordre juridique une nouvelle dimension — celle de
l’autodétermination collective — qui ne se confond ni avec
la dimension horizontale des rapports de droit privé, ni avec la
dimension verticale des rapports de droit public. La reconnaissance
de cette dimension collective permet de faire procéder la règle de
droit de la libre association des individus, des conflits d’intérêts
qui les opposent et des compromis auxquels ils parviennent. Au lieu
de se contenter de fixer lui-même les règles du jeu social, l’État
permet ainsi aux joueurs de modifier certaines de ces règles, au
cours d’une partie dont l’enjeu est d’approcher au plus près
une juste répartition des richesses. La Justice n’apparaît plus
alors comme un idéal suspendu dans le ciel des idées et justifiant
une distribution stable des biens et des places, mais comme un
horizon pour l’action, comme l’objectif assigné à ce qu’une
formule fameuse du Digeste appelait déjà la « volonté
constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui est dû »
et que la Déclaration de Philadelphie déclare être le « but
central de toute politique nationale et internationale ». Pour
entretenir ce mouvement perpétuel, l’État social concède aux
citoyens un droit à la contestation du droit et fait place à des
mécanismes de représentation et de négociation collective, qui
convertissent en règles nouvelles l’énergie à l’œuvre dans
les conflits. La place ainsi concédée aux libertés collectives
dans l’élaboration du droit est le trait le plus distinctif de
l’État social tandis que le refus de ces libertés est au
contraire le trait commun de l’État gendarme de facture libérale
et des États dictatoriaux de type communiste, fasciste ou
corporatiste.
20L’invention
de l’État social n’a pas été l’affaire des seuls juristes,
mais a beaucoup emprunté aux sciences sociales naissantes, dont on
pensait qu’elles étaient à même de donner une base solide à
une juste organisation de la société. Le Collège de France a
contribué à cette entreprise durant la première moitié
du xxe siècle
par la création de plusieurs chaires consacrées à l’histoire du
travail, à la prévoyance et l’assistance sociales, ou à
l’enseignement de la coopération. Sur le plan juridique,
l’édification de l’État social a emprunté aussi bien aux
traditions de common
law que
de droit continental. Chaque pays y a contribué pour une part, tout
en s’inspirant de l’expérience des autres pour forger son
propre modèle national.
21L’Allemagne
a joué un rôle pionnier pour des raisons qui tiennent davantage à
sa culture juridique qu’à son stade de développement industriel.
Dès la Réforme, le juriste calviniste Althusius (1557-1638), avait
défendu une conception sociale du sujet de droit, membre de
diverses communautés — professionnelle, familiale,
territoriale — elles-mêmes englobées dans la communauté
politique incarnée par l’État. Développées au xixe siècle
par Otto von Gierke, ces théories ont inspiré le modèle social
allemand, qui a oscillé entre leur interprétation paternaliste et
autoritaire, et leur interprétation démocratique. Le paternalisme
a présidé à la politique de Bismarck, instaurant les premières
assurances sociales pour cimenter l’unité de l’Allemagne. Mais
c’est leur interprétation démocratique qui a conduit Hugo
Sinzheimer à poser dès 1910, dans un article demeuré fameux, les
bases du droit du travail moderne. Premier théoricien de
l’autodétermination collective, ce grand juriste, qui de 1933 à
sa mort a vécu aux Pays-Bas pour échapper aux nazis, a élaboré
sous la République de Weimar les bases conceptuelles d’un État
garant de la démocratie sociale, État qui n’a véritablement vu
le jour qu’après la Seconde Guerre mondiale et demeure
aujourd’hui encore le premier facteur de la prospérité
économique allemande.
22Si
le droit du travail contemporain trouve ses racines doctrinales en
Allemagne, c’est au Royaume-Uni en revanche qu’a été conçu le
second pilier de l’État social moderne : l’instauration
d’un système universel de sécurité sociale. Autant les
Britanniques se sont peu souciés de conceptualiser leur droit du
travail (c’est un élève de Sinzheimer — Otto
Kahn-Freund — émigré en Grande-Bretagne pour fuir lui aussi
le nazisme, qui s’est le premier attelé à cette tâche), autant
ils ont été pionniers en matière de sécurité sociale. Il n’y
a là aucun paradoxe : c’est parce qu’ils pensaient que les
« relations industrielles » relevaient d’un marché du
travail autorégulé par les employeurs et les syndicats que les
Britanniques se sont toujours défiés de l’intervention de l’État
en ce domaine. Et c’est pour la même raison qu’ils ont conçu
un système universel de sécurité sociale, glissé comme un
plancher sous l’économie de marché afin d’en faciliter le
fonctionnement harmonieux.
23C’est
en France en revanche qu’a été édifiée la théorie des
services publics, où l’on peut voir le troisième pilier de
l’État social. L’un de ses principaux artisans fut Léon
Duguit. Très influencé par Émile Durkheim, Duguit voyait dans la
solidarité sociale une norme objective, qui s’imposait aux
gouvernants, et dont l’État n’était qu’un mode de
réalisation. Ainsi conçu, l’État trouvait dans le service
public à la fois le fondement de sa légitimité et la limite de
ses prérogatives. Une telle conception s’inscrivait dans la
tradition française des grands serviteurs de l’État, de cette
« noblesse d’État » mise en lumière il y a plus de
quarante ans par Pierre Legendre dans son Histoire
de l’administration.
L’un des traits du modèle social français a été sa capacité
de mettre les techniques du droit privé au service de missions
d’intérêt général. Cette hybridation du public et du privé
n’a pas seulement donné le jour aux services publics industriels
et commerciaux. Elle se retrouve dans l’organisation de la
sécurité sociale, qui associe les syndicats d’employeurs, de
salariés et de médecins. Et elle se retrouve en droit du travail,
avec les concepts d’ordre public social et de loi négociée.
Hybridation féconde, mais réversible, car elle peut aussi
permettre la captation des ressources publiques par des intérêts
privés.
24On
ne saurait donc étudier sérieusement l’État social sans
transgresser les barrières universitaires qui séparent le droit
privé, le droit public et les sciences humaines, et c’est une
telle transgression qu’entendaient commettre en 1938 les trois
fondateurs de la revue Droit
social :
Pierre-Henri Teitgen, François de Menthon et Paul Durand. C’est
dans cette filiation intellectuelle que se sont situés mes travaux
de droit positif, et dans celle des maîtres de la génération
suivante. Je suis particulièrement redevable à deux d’entre
eux : Gérard Lyon-Caen, grand travailliste dont le soutien ne
m’a jamais manqué et à la mémoire duquel je tiens à rendre ici
hommage. Et Jean-Jacques Dupeyroux, qui a perçu le caractère
révolutionnaire du droit de la sécurité sociale et a puissamment
contribué à lui donner les bases théoriques qui lui manquaient.
***
25Cette
petite histoire juridique de l’édification de l’État social
donne une idée de sa grandeur : grandeur de ses
responsabilités, grandeur des ressources considérables qu’il
redistribue, grandeur des transformations qu’il a opérées dans
nos manières de vivre ensemble. Mais ce souverain débonnaire,
tolérant la contestation et répondant du bien-être de ses sujets,
semble aujourd’hui frappé de misère. Exposé par l’ouverture
de ses frontières commerciales à la concurrence du moins-disant
social et fiscal et à des risques financiers systémiques, il voit
ses ressources s’effriter en même temps que ses charges
augmenter. Devenu débiteur universel, il engendre un peuple de
créanciers qui ne se reconnaissent plus mutuellement solidaires et
attendent de lui le remède à tous leurs maux. D’inquiétants
docteurs se pressent à son chevet. Certains lui prescrivent saignée
sur saignée, tandis que d’autres — parfois les mêmes —
dressent déjà son acte de décès.
26Plutôt
que de cette médecine létale, c’est d’un diagnostic précis de
l’État social dont nous avons aujourd’hui besoin. L’analyse
juridique peut contribuer à l’établir, dès lors qu’on définit
précisément en quoi elle consiste et ce qu’on peut en attendre.
Comme l’indique l’étymologie du mot droit,
celui-ci marque la direction qu’une société s’assigne. Et
comme le suggère la métaphore médiévale du Sachsenspiegel — du
droit comme miroir —, il est aussi l’image idéale où elle
voudrait se reconnaître. Mais ni cette direction, ni cette image ne
sont indépendantes des réalités du monde. La pérennité d’un
système juridique dépend de sa capacité à relier les conditions
concrètes d’existence de la société qu’il régit, avec
l’imaginaire normatif qui spécifie cette société. C’est-à-dire
de sa capacité à relier son être et son devoir être, et à
canaliser la dynamique qu’ils entretiennent mutuellement. Dans la
texture du droit s’impriment ainsi tout à la fois ce que les
sociétés affrontent, ce qu’elles rêvent et ce qu’elles
redoutent. Autrement dit, ce qui les fait agir.
27Pour
être féconde, l’analyse juridique ne doit donc se fermer ni à
l’univers des faits, ni au ciel des valeurs, ni au monde des
formes. Autrement dit, elle ne doit pas confondre objectivité et
autosuffisance. « On trouve tout dans le corps du droit »
écrivait ainsi déjà Accurse au xiiie siècle.
Cet enfermement disciplinaire, dont les juristes furent les
champions, a fait école dans certaines sciences sociales, qui ont à
leur tour prétendu tout contenir en leur sein. Tout, y compris le
droit. Cela donne la réduction sociologique du droit à un
instrument de pouvoir, ou sa réduction économique à un instrument
d’allocation efficace des ressources. Bien sûr il existe dans
toutes ces branches du savoir des courants qui ne cèdent pas à
cette tentation hégémonique, mais se contentent d’œuvrer,
chacun avec ses propres méthodes, à une meilleure intelligence de
l’homme et de la société. L’analyse juridique doit être
conduite dans cette perspective épistémologique, d’une
contribution partielle à l’intelligibilité de phénomènes dont
aucune science ne peut prétendre détenir toutes les clés, mais à
laquelle toutes ont quelque chose à apporter. Ainsi conduite, elle
permet d’éclairer, au delà de la normativité du droit, celle
qui se trouve à l’œuvre dans les catégories de pensée qui en
sont issues et irriguent, souvent à leur insu, toutes les sciences.
28S’agissant
de l’État social, une telle analyse doit aussi adopter une focale
assez large pour situer cet édifice institutionnel dans l’histoire
et la géographie des solidarités humaines. Le recours au concept
de solidarité dans l’intitulé de la chaire pourrait ici prêter
à question, tant il a partie liée avec l’histoire française de
l’État-providence. Déjà en 1927, dans le cours qu’il lui a
consacré au Collège de France, Charles Gide se demandait si ce
concept n’était pas usé à force d’avoir trop servi. Il est
certain qu’il doit une partie de son succès à sa capacité
sulfureuse de transgresser la frontière qui sépare les faits du
droit. Issue du droit romain et née en droit civil, la notion de
solidarité a conquis en sociologie une place centrale, avant de
faire retour, chargée de sens nouveaux, d’abord en droit social
puis tout récemment dans la Charte européenne des droits
fondamentaux. Lors de son apparition dans le vocabulaire juridique à
la fin du xviie siècle, solidaritéeut
un moment pour synonyme le mot solidité,
encore employé par Pothier dans son Traité
des obligations en
1761. De fait, solidarité dans
son sens le plus large désigne ce qui solidifie un groupe humain,
sans préjuger de la nature et de la composition de la colle qui
fait tenir ensemble les membres de ce groupe. Elle a ainsi une
généralité et une neutralité que ne possèdent ni la notion de
charité (et encore moins son avatar contemporain : le care),
ni celle de fraternité (qui postule un ancêtre mythique). C’est
la raison pour laquelle le concept de solidarité, bien que d’un
maniement délicat, conserve une grande valeur heuristique pour
étudier le sort de l’État social dans le contexte de ce que,
d’un terme aussi imprécis qu’omniprésent, on
appelle globalisation.
29Ce
nouveau contexte international est évidemment la cause la plus
évidente de la déstabilisation de l’État social, même si ce
n’est pas la seule. Le terme de globalisation entretient
toutefois la confusion entre deux types de phénomènes qui se
conjuguent en pratique mais sont de nature différente. D’une part
des phénomènes structurels, tels que l’abolition des distances
physiques dans la circulation des signes entre les hommes, ou leur
commune exposition aux risques sanitaires ou écologiques engendrés
par le développement technique. Ces phénomènes sont irréversibles
et doivent être envisagés comme tels dans leur impact sur les
transformations du travail et du lien social. D’autre part la
libre circulation des capitaux et des marchandises, qui est un
phénomène conjoncturel, qui procède de choix politiques
réversibles et va de pair avec la surexploitation temporaire de
ressources physiques non renouvelables. C’est la confusion de ces
deux phénomènes qui conduit certains à voir dans la globalisation
la manifestation d’une loi immanente, qui échapperait à toute
prise politique ou juridique.
30La
langue française offre, avec la distinction qu’elle autorise
entre globalisation et mondialisation,
le moyen de mettre un peu de rigueur dans ce débat. Au sens premier
du mot (où monde s’oppose
à immonde,
comme cosmos s’oppose
à chaos),
mondialiser consiste à rendre humainement vivable un univers
physique : à faire de notre planète un lieu habitable.
Autrement dit, mondialiser consiste à maîtriser les différentes
dimensions du processus de globalisation. Maîtriser sa dimension
technologique suppose d’adapter les formes juridiques
d’organisation du travail héritées du monde industriel aux
risques et aux opportunités engendrés par la révolution
numérique. Maîtriser sa dimension commerciale suppose de concevoir
un ordre juridique international qui interdise d’user de
l’ouverture des frontières du commerce pour échapper aux devoirs
de solidarité inhérents à la reconnaissance des droits
économiques et sociaux.
31L’État
social est-il encore en mesure d’assurer cette maîtrise ou bien
est-il condamné à céder la place à d’autres montages
institutionnels ? C’est la question centrale que nous
essaierons d’éclaircir en gardant en tête deux impératifs de
méthode. Le premier est qu’une telle question oblige à sortir de
la matrice juridique occidentale qui a engendré l’État social,
pour s’ouvrir à d’autres façons d’instituer les solidarités
humaines. Nous n’aurons sur ce point qu’à suivre la voie
magistralement ouverte par les travaux que Mireille Delmas-Marty et
Pierre-Étienne Will ont conduits au Collège de France sur la
vision chinoise de l’institution, en s’efforçant de la
prolonger vers d’autres horizons, notamment ceux de l’Inde, de
l’Afrique et du monde arabe. Une telle ouverture est indispensable
pour se déprendre de la foi naïve selon laquelle nos catégories
de pensée seraient la raison écrite et auraient vocation à
s’imposer partout. Et elle est nécessaire pour apercevoir cette
autre face de l’État social : non pas celle d’un monument
européen en péril, mais celle d’un projet d’avenir poursuivi
sous des formes diverses par tous les grands pays émergents.
32Le
second impératif de méthode consiste à ne pas négliger les
facteurs internes de déstabilisation de l’État social. Ce
dernier est un enfant de la société industrielle. Il a grandi pour
la servir et en a hérité deux traits qui le handicapent
aujourd’hui lourdement.
33Son
premier handicap est d’avoir réduit le périmètre de la justice
sociale à des mesures quantitatives, compensant en temps ou en
argent une réification du travail jugée nécessaire dans son
principe. Il faut, pour comprendre le sort ainsi réservé au
travail, prendre la mesure de ce que Cornelius Castoriadis a appelé
« l’institution imaginaire de la société ». Le
droit, la science et l’art vont d’un même pas dans une
civilisation donnée. Car l’homme marche à la poursuite des
images qui l’habitent et le sens de ces images — y compris
l’image scientifique du monde — est indissociable du sens
de cette marche. Se représentant l’univers comme une horlogerie
entièrement soumise aux lois de la physique classique, l’imaginaire
industriel a métamorphosé les ouvriers en rouages d’une vaste
machine productive. Suivant les préceptes de Taylor, ils ont été
soumis, en terre capitaliste comme en terre communiste, à une
organisation dite « scientifique » de leur travail, dont
le premier principe était de leur interdire de penser. Le monde
industriel a ainsi institué une division du travail entre ceux qui
sont payés pour penser et ceux à qui on interdit de penser. C’est
vainement que des philosophes ayant fait l’expérience de l’usine,
comme Simone Weil, ou des artistes comme Charlie Chaplin ou Fritz
Lang, ont dénoncé cette injustice fondamentale. La déshumanisation
du travail étant considérée comme la rançon du progrès, le
droit de l’emploi a institué l’échange de l’abdication de sa
liberté par le salarié contre un minimum de sécurité physique et
économique. Ainsi devenu aveugle aux réalités du travail, l’État
social est incapable de faire face à leurs transformations.
34Son
second handicap est d’avoir conçu la solidarité elle-même sur
le modèle d’une vaste machine anonyme de redistribution des
richesses à l’échelle nationale. C’est ce qui a fait sa force.
Libérant les individus de leurs liens d’allégeance personnelle
et autorisant la mobilisation de ressources considérables et une
grande agrégation des risques, la solidarité nationale a permis de
faire face au délitement des solidarités de voisinage ou
d’affinité, provoqué par l’urbanisation et
l’industrialisation. Mais c’est aussi ce qui fait aujourd’hui
une part de sa faiblesse, car cet anonymat attise l’individualisme
en substituant au lien direct entre les personnes solidaires, un
rapport impersonnel avec une machine bureaucratique. Selon qu’on
se place du point de vue de ses prestations ou de celui de ses
prélèvements, on y verra une sorte de manne céleste (une créance
sans vrai débiteur), ou une espèce de racket (une dette sans vrai
créancier). Entretenant l’individu dans l’illusion de son
autosuffisance, l’État social sape les différentes formes de
solidarité civile dont dépend pourtant sa propre solidité et
semble ainsi condamné à devoir concéder au marché les services
qu’il n’est plus capable de rendre.
35L’avenir
est ouvert et nul ne sait si l’État social parviendra, et
moyennant quelles métamorphoses, à surmonter ses handicaps. Une
analyse juridique rigoureuse peut toutefois servir à identifier et
éclairer les questions non résolues qui se posent à lui. J’en
évoquerai rapidement trois, qui occuperont mon travail de ces
prochaines années.
36La
première concerne la crise du gouvernement par les lois. Avec la
révolution numérique, c’est un nouvel imaginaire qui domine nos
sociétés. L’objet fétiche, sur le modèle duquel le monde est
conçu, n’est plus l’horloge et son jeu de forces mécaniques,
mais l’ordinateur et sa puissance de calcul. Un tel monde est
peuplé, non pas d’êtres subordonnés à des forces qui dictent
leurs mouvements, mais d’êtres programmés, capables de rétroagir
aux signaux qu’ils reçoivent. La volonté d’étendre
l’organisation « scientifique » du travail à la
société toute entière était déjà présente chez Lénine. Mais
elle a désormais pour modèle les algorithmes de l’informatique
et non plus les lois de la physique classique. Et elle n’est plus
cantonnée aux exécutants, mais s’étend aux dirigeants et même
aux chercheurs, dont les conditions de travail n’avaient pas été
affectées par le taylorisme.
37La
révolution numérique va ainsi de pair avec celle qui s’observe
en matière juridique, où l’idéal d’une gouvernance par les
nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois. La
dernière expression en date de ce rêve cybernétique de mise en
pilotage automatique des affaires humaines est le Traité
pour la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union
économique et monétaire en
cours de ratification dans la zone euro. L’article 3 de ce
traité instaure « un mécanisme de correction […] déclenché
automatiquement » si des écarts importants sont constatés
par rapport à un objectif chiffré de rétablissement des
équilibres budgétaires. On n’attend donc plus des gouvernements
qu’ils agissent dans
le respect des lois européennes, mais qu’ils réagissent en
temps réel à des signaux chiffrés. À toutes les échelles de
l’organisation du travail — celles de l’individu, de
l’entreprise et de la nation — se pose ainsi la question de
la domestication par les hommes des nouvelles techniques
immatérielles, qui peuvent aussi bien contribuer à libérer qu’à
écraser leurs capacités de création. Les salariés, les
entreprises et les États, sont aux prises avec un même processus
de réification qui, étant humainement intenable, suscitera
nécessairement des réponses juridiques nouvelles.
38La
deuxième question non résolue concerne l’essor des solidarités
civiles. Cet essor est favorisé par la carence ou l’essoufflement
de l’État social. L’Histoire montre que les époques de crise
économique et politique font ressurgir des pactes d’amitié
inspirés du modèle familial, telles ces frérèches observées
dans le Languedoc du xve siècle
par Emmanuel Le Roy Ladurie, qui explique leur essor par
l’incapacité des institutions publiques de fournir à l’individu
la protection matérielle et morale qu’il est en droit d’en
attendre. La perte de foi dans l’autorité tutélaire de l’État
et sa capacité protectrice est un terreau favorable à l’éclosion
des formes les plus diverses de solidarité, au premier rang
desquelles les solidarités familiales ou territoriales, dont
l’analyse économique nous montre le rôle crucial qu’elles
continuent de jouer. Cette éclosion est encouragée par l’État
lui-même lorsqu’il sous-traite ses fonctions sociales à des
organisations religieuses ou caritatives, suivant un modèle
aujourd’hui théorisé et pratiqué aux États-Unis. Elle se
manifeste aussi dans tous les pays où les solidarités religieuses
sont mobilisées pour faire face aux insuffisances ou à l’incurie
sociale de l’État. Mais les affinités communautaires ne sont pas
les seuls facteurs de solidarité civile. Celle-ci peut également
procéder d’une libre association face aux risques ou au soutien
de projets individuels ou collectifs. C’est le cas notamment de la
tradition mutualiste, si importante dans la genèse du modèle
social français. Son existence même est menacée par le droit
européen, qui étend la notion d’activité économique aux
institutions à but non lucratif et peine à reconnaître qu’il
puisse exister entre l’État et le marché des formes
d’association susceptibles d’échapper au droit de la
concurrence. L’impact de cet essor des solidarités civiles sur
l’État social est une question non résolue. Cet essor peut
soulager la solidarité nationale et contribuer à restaurer sa
force et sa légitimité. Mais il peut aussi saper ses bases et
précipiter un mouvement général de repliement communautaire.
39Je
terminerai avec la troisième question, qui concerne les
transformations de l’idée de justice sociale. Au lendemain de
chacune des deux guerres mondiales, l’idée qui a prévalu était
celle d’une juste redistribution des richesses. Depuis les
années 1970, cet objectif a été soumis à la critique féroce
des défenseurs d’un ordre spontané du marché. Ainsi, selon
Friedrich Hayek, la justice sociale est un « mirage »,
car « les seuls liens qui maintiennent l’ensemble d’une
Grande Société sont purement économiques […], ce sont les
réseaux d’argent qui soudent la Grande Société ». La
justice redistributive a aussi été soumise à la critique de ceux
qui lui ont fait grief d’ignorer les discriminations fondées sur
l’identité des personnes. Cette identité se construit dans un
jeu de miroirs avec autrui et suppose d’être reconnue pour
exister pleinement. Comme l’a montré Paul Ricœur, il ne suffit
donc pas de pourvoir aux besoins matériels de l’être humain pour
respecter sa dignité, il faut aussi satisfaire ce besoin de
reconnaissance. Mais qu’est-ce qu’implique cette juste
reconnaissance ? Pour certains, comme Charles Taylor ou Axel
Honneth, elle implique un droit à la différence pour les
« minorités » culturelles dans une société donnée.
Pour d’autres, comme Nancy Fraser, elle implique au contraire une
déstabilisation de toutes les identités instituées,
déstabilisation censée rendre l’individu libre de se définir à
tout moment lui-même. Héritière de la critique postmoderne de
l’identité, cette dernière interprétation entend purger l’état
civil de toute trace d’hétéronomie afin de faire advenir « un
champ de différences multiples, dépolarisées, fluides et
mouvantes ». Cette déstabilisation de l’état civil des
personnes se conjugue avec celle de leur état professionnel, telle
que promue depuis trente ans en droit du travail. Prenant la raison
humaine pour un acquis, et non pour une construction toujours
fragile, cette entreprise de désinstitution a aujourd’hui
d’autant plus facilement l’oreille du législateur qu’il peine
à assurer une juste distribution des richesses. Elle ne peut
pourtant conduire qu’à la violence, tant il vrai, comme
l’observait Castoriadis, que « l’institution de la
société, qui est indissociablement aussi l’institution de
l’individu social, est imposition à la psyché d’une
organisation qui lui est essentiellement hétérogène ».
40L’enfermement
de la justice sociale dans les registres de la redistribution des
biens ou de la reconnaissance des personnes est donc un piège dont
il faudrait parvenir à sortir. La scène juridique ne se laisse pas
réduire à cette dichotomie des personnes et des choses, mais fait
aussi place à l’action, et donc au travail, qui inscrit les
personnes dans l’univers des choses. À condition de n’être pas
rabattu sur celui des animaux ou des machines, le travail n’est
pas seulement le moyen de créer des richesses, il est aussi le lieu
où l’être humain, confronté aux réalités du monde, fait
l’apprentissage de la raison. La justice sociale implique de
donner à chacun la possibilité de réaliser ce qu’il est dans ce
qu’il fait, de forger sa personne dans l’épreuve du travail.
L’une des caractéristiques de l’État social moderne est
d’avoir exclu la division du travail du domaine de la justice, et
son avenir dépendra de sa capacité à l’y réintégrer.
***
41Monsieur
le Premier Ministre,
Monsieur l’Administrateur,
Mes chers Collègues,
Mesdames et Messieurs,
Monsieur l’Administrateur,
Mes chers Collègues,
Mesdames et Messieurs,
42L’État,
selon le sens le plus primitif du mot status,
est ce qui tient et fait tenir debout une société humaine. C’est
pourquoi on a fini par le croire immortel. En d’autres
civilisations, et dans quelques institutions dont la nôtre, ce sont
les rites qui ne meurent jamais et soutiennent la succession des
générations. L’étude des faits étant impuissante à combler le
besoin qu’ont les hommes de prêter à leur vie et leur mort une
signification commune, ces questions sont vouées à rester sans
réponse scientifique. Nos institutions sont donc comme le pont
dépeint par Kafka : une construction ancrée dans le sol des
faits mais tendue au-dessus de ce vide de sens. Ce pont donne au
cheminement humain son assise. Porteuses de sens, les institutions
ne sont pas réflexives. Le pont, en se retournant sur lui-même,
entraîne dans l’abîme l’homme dont il avait la charge. Ainsi
pourrait-on expliquer que, dans la Rome antique le nom
de pontifes— d’ingénieurs
des ponts dirait-on aujourd’hui — ait été donné aux
gardiens du temple sacré des lois. Et expliquer aussi l’irritante
tendance des juristes à pontifier. À Hugues Guijon qui, il y a
exactement 400 ans, inaugura la première chaire de droit du
Collège de France, il fut ainsi reproché de « trop étendre
l’autorité des papes, sans donner aucune preuve de ses
assertions ». C’est heureusement un travers auquel l’étude
de l’État social expose moins qu’une autre, tant est
aujourd’hui évidente la fragilité de cet édifice.
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DOI : 10.14375/NP.9782070293377
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152 p.
ANNEXES
Les
enregistrements audio et vidéo de la leçon inaugurale sont
disponibles sur le site du Collège de
France : http://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/inaugural-lecture-2012-11-29-18h00.htm
AUTEUR
Professeur
au Collège de France, chaire État social et mondialisation :
analyse juridique des solidarités