2008-09-24
une histoire de la ville
La ville, opérateur de la complexité
par Paul Blanquart*
Dans leurs activités, les sociétés premières – d’abord nomades puis sédentaires – sont peu différenciées. Groupes et individus en leur sein, hormis les distinctions secondaires dues au sexe et à l’âge, s’adonnent aux mêmes tâches, de manière identique : la chasse et la cueillette, l’élevage et l’agriculture, le petit artisanat. La diversification apparaît avec la ville, par la division du travail en métiers permanents et spécialisés, en grande partie nouveaux (commerces, productions inédites, fonctions d’organisation).
Complexité urbaine qui favorise la créativité. Au stade de l’hominisation, la ville s’inscrit ainsi, en tant qu’opératrice, dans la grande loi de l’évolution qui combine assemblage et différenciation. Complexité : on n’est pas moins unis d’être divers, pas moins divers d’être unis, bien au contraire. La ville est donc l’affaire d’unité du multiple, socialement, spatialement, mais aussi mentalement.
Or, on peut concevoir cette unité et ce multiple de telles sortes qu’ils n’aillent pas dans le sens de la complexité croissante, c'est-à-dire de la vie et de l’intelligence. Certaines figures historiques de la ville ont bridé, voire stérilisé ce dynamisme. Contemporain de sa naissance, l’Etat antique a figé, par elle, la diversité en un ordre social immuable, celui-là même du monde tel qu’il le pensait, enfermant chacun dans son rôle assigné, dans son statut : hiérarchie intangible, aux relations trop contrôlées pour être créatrices d’innovation.
En modernité occidentale, le roi français et cartésien, entouré d’énarques avant l’heure, met en scène son pouvoir dans la ville « classique », géométrisée, qui exprime une façon d’unifier le territoire par son homogénéisation, les esprits par leur normalisation (les Français ne marchent-ils pas à l’Etat ?), en un académisme ennemi de la diversité vivante.
Pour sa mise au travail de toute la société, la ville industrielle saura utiliser cet espace aplati que l’on peut découper. Passage de la mécanique à la thermodynamique : elle capte l’énergie nécessaire à la machine productive en la décomposant (finance des banquiers, intelligence des ingénieurs, labeur ouvrier) par une ségrégation spatiale (quartiers bourgeois et cités prolétaires), et recompose l’ensemble en ayant asservi chaque force à la seule croissance matérielle (unidimensionnalisation de l’existence).
A la pointe de ce processus moderne, combinant le techno-administratif et l’industriel, la ville fonctionnaliste, sous l’apparence d’une diversité d’activités (zones d’habitat, de travail, de loisirs et de circulation), promeut une vie quotidienne éclatée, formatée par la marchandise. Nous sommes loin de la complexité.
Mais, voici que ce modèle urbain, qui domine encore les esprits, est aujourd’hui en crise. La mondialisation, c'est-à-dire une mise en flux générale qui ignore les anciennes frontières, dessaisit l’Etat national de sa maîtrise territoriale. L’urbain fonctionnaliste, notamment dans les banlieues récentes, n’assure plus le travail. Ses habitants s’en trouvent assignés, désoeuvrés, dans le seul logement, et les zones commerciales et de loisirs entrent en déshérence.
Tous ceux qui peuvent s’en échapper le font, remplacés par des populations migrantes et démunies, qui stagnent. Apparaissent ainsi des territoires de relégation voués au pourrissement et à la violence. De nouvelles sociabilités s’y développent : gangs d’économie hors droit, communautarismes ethno-religieux. Comment sortir de cette situation ?
En relançant la complexité, inhérente au projet urbain. Il s’agit de tenir à la fois l’égalité (contre la hiérarchie de castes et de classes), la différence singulière (contre l’homogénéisation et la normalisation) et la relation (contre la ségrégation et la relégation) : en ville, les différences devraient être ce par quoi les individus, libres et égaux, à la fois se distinguent et s’unissent, dans une dynamique de stimulation innovante.
Comment y concourir pratiquement ? D’abord en favorisant spatialement la « mixité » sociale et culturelle. C’est un des grands paradoxes actuels : on circule beaucoup, mais on ne rencontre partout que les mêmes, ceux qui sont comme soi. Les « autres » ne sont que virtuels, voyeurisés sur des écrans. Or, la vie et l’intelligence requièrent le contact des corps, lequel déstabilise : il faut pouvoir se rencontrer, se parler, voire s’affronter, pour construire une vie commune et inventive.
Le mélange en un lieu d’habitat de gens de conditions et d’origines diverses apparaît nécessaire pour qu’on ne puisse s’éviter. A condition qu’on ne cherche pas l’obtenir par l’imposition générale de quotas fixes (tel pourcentage de blancs, de noirs, de rouges, etc.), ce qui risquerait fort de reproduire à une petite échelle – chaque différence collective s’enfermant dans son carré réduit – ce qui existe présentement à plus grande.
Si elle respecte l’exigence démocratique qui la fonde, la décentralisation doit rompre avec les procédures techno-administratives (calcul + norme) héritées de la tradition royale et jacobine et en inventer de nouvelles qui œuvrent à la constitution d’espaces citoyens locaux, diversifiés entre eux et chacun en son intérieur. Car la démocratie se définit aujourd’hui ainsi : par tous, entre autres, égaux et différents.
Voila qui favoriserait la détection de potentiels insoupçonnés et le profilage d’activités inédites, socialement utiles, débouchant en emplois. Voilà aussi qui désamorcerait les retours en force communautaristes par la valorisation en chacun de sa singularité intéressante, laquelle tient certes quelque chose de son origine culturelle particulière, mais ne s’y réduit pas : la différence est personnelle et se remétabolise sans cesse par le débat public.
Il est d’autres idées, allant dans le même sens de la complexité. Par exemple, la ville – c’est plus aisé pour celle qui dispose d’un passé – peut promouvoir cette singularisation enrichissante en favorisant en son sein des trajectoires multiples et variables, à emprunter au ralenti. La vitesse, on le sait, engendre la ligne droite et unique, détruit le temps et son exubérance créatrice, vous fait tout traverser sans rien voir. Or il s’agit d’aider à la rencontre, à l’invention du chemin par chacun, à jouer des périodes anciennes pour en imaginer une nouvelle. Cela mériterait développement. Ce sera ailleurs, et plus tard.
Paul Blanquart*
* Sociologue et philosophe, auteur d’Une histoire de la ville, pour repenser la société, La Découverte, 1997, nouvelle édition poche, La découverte, 2004.
« Construire un nouvel être ensemble, un nouvel art de faire société »
Conférence de Paul Blanquart, philosophe, sociologue et his-torien de la ville, auteur de l'ouvrage "Une histoire de la ville. Pour repenser la société".
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