2023-10-06

L économie de surveillance



L’économie de surveillance repose sur un principe de subordination et de hiérarchie. L’ancienne réciprocité entre les entreprises et les utilisateurs s’efface derrière le projet consistant à extraire une plus-value de nos agissements à des fins conçues par d’autres — vendre de la publicité. Nous ne sommes plus les sujets de la réalisation de la valeur. Nous ne sommes pas non plus, comme d’aucuns l’ont affirmé, le « produit » que vend Google. Nous sommes les objets dont la matière est extraite, expropriée, puis injectée dans les usines d’intelligence artificielle de Google qui fabriquent les produits prédictifs vendus aux clients réels : les entreprises qui paient pour jouer sur les nouveaux marchés comportementaux.


l’expérience humaine se trouve marchandisée par le capitalisme de surveillance pour renaître sous forme de « comportements ». Traduits en données, ces derniers prennent place dans l’interminable file destinée à alimenter les machines conçues pour en faire des prédictions qui s’achètent et se vendent.


Pour obtenir des prédictions comportementales très précises et donc très lucratives, il faut sonder nos particularités les plus intimes. Ces opérations d’approvisionnement visent notre personnalité, nos humeurs, nos émotions, nos mensonges et nos fragilités. Tous les niveaux de notre vie personnelle sont automatiquement captés et comprimés en un flux de données à destination des chaînes de montage qui produisent de la certitude.


le plus sûr de prédire le comportement reste d’intervenir à la source : en le façonnant. J’appelle « économies de l’action » ces processus inventés pour y parvenir : des logiciels configurés pour intervenir dans des situations réelles sur des personnes et des choses réelles. Toute l’architecture numérique de connexion et de communication est désormais mobilisée au service de ce nouvel objectif. Ces interventions visent à augmenter la certitude en influençant certaines attitudes : elles ajustent, adaptent, manipulent, enrôlent par effet de groupe, donnent un coup de pouce. Elles infléchissent nos conduites dans des directions particulières, par exemple en insérant une phrase précise dans notre fil d’actualités, en programmant l’apparition au moment opportun d’un bouton « achat » 

loin de la Silicon Valley, salivent à leur tour à l’idée des profits issus de la surveillance. En particulier les assureurs automobiles, impatients de mettre en place la télématique — les systèmes de navigation et de contrôle des véhicules. Ils savent depuis longtemps que les risques d’accident sont étroitement corrélés au comportement et à la personnalité du conducteur, mais, jusqu’ici, ils n’y pouvaient pas grand-chose. Un rapport des services financiers du cabinet de conseil Deloitte recommande désormais la « minimisation du risque » (un euphémisme qui, chez un assureur, désigne la nécessité de garantir les profits) à travers le suivi et la sanction de l’assuré en temps réel — une approche baptisée « assurance au comportement ». 


Auparavant vice-président de Google Maps et responsable de Street View, M. Hanke a créé en 2010 sa propre rampe de lancement au sein de Google : Niantic Labs, l’entreprise à l’origine de Pokémon Go. Il caressait l’ambition de prendre possession du monde en le cartographiant. Il avait déjà fondé Keyhole, une start-up de cartographie virtuelle à partir d’images satellites financée par la Central Intelligence Agency (CIA) puis rachetée par Google, qui l’a rebaptisée Google Earth. 

L’apogée de Pokémon Go, à l’été 2016, signait l’accomplissement du rêve porté par le capitalisme de surveillance : un laboratoire vivant de la modification comportementale qui conjuguait avec aisance échelle, gamme et action. L’astuce de Pokémon Go consistait à transformer un simple divertissement en un jeu d’un ordre très différent : celui du capitalisme de surveillance — un jeu dans le jeu. Tous ceux qui, rôdant dans les parcs et les pizzerias, ont investi la ville comme un terrain d’amusement servaient inconsciemment de pions sur ce second échiquier bien plus important.


Shoshana Zuboff

Professeure émérite à la Harvard Business School. Auteure de The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Public Affairs, New York, 2019

Source

https://www.monde-diplomatique.fr/2019/01/ ZUBOFF/59443#nh1